Sur le papier, un peintre qui sort un disque a de quoi rendre perplexe. Musique avant-gardiste ou conceptuelle, on peut en effet s’interroger sur ce que peut bien composer cet auteur. Surtout que le titre de l’album Leave No Trace ne nous donne pas plus d’indication sur la direction musicale empruntée. Et puis on se dit que ce n’est pas plus mal que de ne rien connaître du sujet, la découverte n’en sera que plus surprenante…
…A la première écoute, on est bien embarrassé : quel jugement doit-on annoncer car le verdict est sans appel. Quelle bouffée d’air ! A force d’écouter des disques insipides, on perdrait presque toute émotion. Heureux Piers Faccini qui comme quelques rescapés du formatage musical nous redonnent une sensibilité à la musique et nous font croire encore que défendre des artistes « alternatifs » est la meilleure chose qu’on puisse faire pour sauver s’il en est encore temps une exception culturelle. A l’heure où certains vendent du cerveau disponible aux publicitaires, Pinkushion propose du contenu passionnel.
Ainsi, Leave No Trace regorge de sensations séductrices. Chaque chanson semble avoir été écrite en apesanteur, dans le plus profond de l’âme. Liberté dans le mouvement, vulnérabilité et mise à nu forment la matière de l’album. Chez Faccini parler avec le cœur est le moteur de son discours. Que ce soit dans sa musique ou dans sa vie, malgré la timidité, la sincérité du propos est au centre de ses préoccupations. Ce n’est pas un hasard s’il partage avec le Blues ce don de soi mais aussi la liberté de ton. La musique est avant tout pour ce peintre musicien un passage émotionnel qui se transmet à chaque auditeur, ne laissant aucune empreinte de son auteur. Seules les chansons sont à retenir. Elles évoluent continuellement sans attaches particulières. A l’instar de sa vie, un temps à Paris, Londres ou Naples, Piers Faccini conçoit son œuvre comme un esprit nomade, à la fois chez soi ici et là-bas, sans réelle identité. Chaque pas de l’auteur s’efface pour ne laisser de trace que de sa musique.
Pinkushion : Après des études de peinture aux Beaux-Arts de Paris, tu te consacres logiquement à cet art. Alors que tu exposes tes toiles qu’est-ce qui t’a donné envie de te tourner vers la musique?
Piers Faccini: Parallèlement à mes études de peinture puis à mon travail d’artiste peintre, j’ai toujours joué de la musique. Elle fait partie de moi et je ne concevrai pas la vie sans en jouer. A la fin de mes études, je me suis consacré à la peinture parce que j’avais un talent ou plutôt une pratique plus développée qu’à travers la musique. Très jeune, je dessinais assez facilement et j’adorais la peinture. Autour de moi que ce soit mes amis ou ma famille, tout le monde disait « Piers va devenir peintre » parce que mon goût pour cet art se reflétait sur eux. La musique a été quelque chose de plus secret, j’en faisais par plaisir mais pour moi. Du fait que je suis autodidacte, je n’avais pas cette facilité que j’ai en peinture pour pouvoir jouer devant des personnes. Dès que je grattais un peu de guitare, les gens autour de moi se bouchaient les oreilles ou maugréaient (rires). Donc à l’âge de dix-huit ans, je n’étais pas assez sûr de moi pour jouer en public ou avec un groupe alors que cette confiance me venait naturellement en peinture. Ce n’est que depuis six ans que je ne conçois plus la musique comme un jardin secret, lorsque j’ai démarré un groupe avec Francesca Beard (Ndlr – Charley Marlowe). Pendant cinq ans, nous avons joué ensemble à Londres.
Aujourd’hui, alors que mon premier album solo sort, je n’ai pas pour autant arrêté de peindre pour me lancer dans une « carrière » musicale. J’expose en ce moment mes toiles dans une galerie à Rome près de la Piazza Farnese et j’espère pouvoir en faire de même prochainement à Paris.
Lorsque tu travailles sur un tableau ou une chanson, as-tu l’impression d’explorer une même voie ou deux univers différents?
Piers Faccini : L’intimité tout comme le clair-obscur m’attirent beaucoup en peinture. J’essais d’associer l’obscurité et la lumière, l’ombre et la clarté. J’admire par exemple les tableaux de Morandi, Giacometti, Giotto, Corot, Manet, Courbet. Je trouve dans leurs œuvres une densité incroyable dans le traitement de la lumière, quelque chose de très réaliste. En musique, je suis attiré par un mode très direct. J’essaie le plus possible de tracer la voie la plus directe entre deux points.
A l’adolescence et encore aujourd’hui, j’avais un faible pour les chansons avec une voix et une guitare.
Je trouvais dans des artistes comme Bob Dylan, Neil Young et dans le blues des années trente avec Skip James, Mississipi John Hurt ou Leadbelly une beauté foudroyante. Leur musique n’avait rien d’artificiel. Aussi, pendant un temps, je n’arrivais plus à écouter de la pop, ce genre de musique ne me touchait plus. La pop ou le rock reste attaché à une mode, un look. Même si je trouve Bowie ou d’autres musicalement très bons, leur côté théâtral ne m’émouvait pas. Je suis plus attiré par des artistes qui se cachent derrière leur musique et ne jouent pas un rôle ou un personnage. Pour eux la musique est trop intime, ils dévoilent une partie d’eux et ne peuvent pas se dissimuler derrière un jeu théâtral. Je me reconnais pleinement dans des musiciens comme Robert Johnson qui via leurs chansons se mettent à nu, ils parlent avec leur cœur, il n’y a pas de costume de scène. Pour moi, le blues reflète parfaitement cette vérité nue, ce côté vital mais aussi fragile, seule la musique parle. Et c’est ce que j’essaie de transmettre à travers mes compositions, une vulnérabilité, une sincérité, un son à la fois dicté par le coeur sans crouler sous le poids de l’émotion et libre qui n’a pas d’attaches particulières.
J’ai commencé à composer des morceaux pour guitare et voix mais comme je suis très timide j’ai mis du temps à pouvoir être prêt pour faire de la scène, c’est-à-dire livrer une partie de moi à d’autres. Lorsque tu te mets à nu face à un public et que devant toi un spectateur regarde son téléphone portable ou écrit un texto, si tu donnes tout de toi ces sortes de comportement te touchent moins ou te blessent moins que si tu joues la comédie. Car je pense que si tu proposes quelque chose de sincère, le public est reconnaissant. Donc, j’ai mis du temps à pouvoir m’effacer complètement derrière la musique.
Se plonger complètement dans la musique paraît vital pour toi.
Piers Faccini: A l’adolescence, la musique et la peinture étaient des moyens de survivre, de s’ouvrir au monde. Sans ces deux pratiques, je pense qu’il y aurait eu un désespoir trop grand à combler face à la vie extérieure. C’étaient des échappatoires. Il doit y avoir des milliers de poèmes écrits par des mecs qui se sont faits larguer par leur copine mais ce besoin d’évacuer ce mal-être est indispensable pour avancer. Tu décharges par l’écriture ce que tu n’arrives pas à dire à haute voix.
Cet attrait pour l’art t’a-t-il était donné par tes parents?
Piers Faccini: Je ne sais pas si il m’a été donné mais ce qui est sûr c’est l’environnement dans lequel on grandit qui t’ouvre les yeux pour telle ou telle discipline. Dans ma famille, personne ne joue de la musique, par contre mon père était quelqu’un qui écoutait beaucoup de musique. Je me souviens qu’à la maison, il y avait toujours de la musique principalement du classique. On était tous très sensible aux activités artistiques. J’étais très passionné par le figuratif en peinture puis par le blues en musique, mes frères par l’écriture. D’ailleurs mon frère aîné Ben a écrit un livre publié chez Gallimard jeunesse qui s’appelle L’enfant du milieu. Mon autre frère est en train de rechercher une maison d’édition pour publier son ouvrage. On baigne tous dans un milieu artistique.
D’être né dans une famille à plusieurs nationalités (père italien, mère anglaise) était-elle un avantage d’un point de vue culturel, c’est à dire d’être initié jeune à l’art italien ou la pop anglaise?
Piers Faccini: Je suis né en Angleterre et à l’âge de cinq ans nous sommes venus habiter en France où j’ai fait mes études. Puis on est reparti en Angleterre et revenu en France. En fait, ce n’est que récemment que j’ai découvert vraiment l’Italie car avant je n’y passais que trois quatre mois. D’avoir des parents de nationalité différente a sûrement joué un rôle important dans mon approche de l’art, de mes influences en peinture. Mais tu vois même si par mon père j’ai des origines italiennes, je n’avais pas l’impression d’avoir un bagage culturel. Ma famille, ma copine sont de Naples et j’avais envie de connaître ou du moins d’être envahi de ces racines, de m’immerger totalement dans l’esprit de ce pays et puis de bien parler la langue. J’avais un peu honte à chaque fois que j’allais en Italie et qu’on me disait « tu t’appelles Faccini et tu ne parles pas italien ». Ce côté nostalgique, familial me rapproche du blues. Le blues a pour moi un sens nomade, être chez soi veut dire être partout et nulle part.
J’ai retrouvé ça aussi dans la musique malienne avec Ali Farka Touré ou Rokia Traoré. Le chant des griots raconte une histoire, un lien familial tout en sobriété, simplicité et sur des rythmes des phrasés propres à leur culture. Mais du fait que je chante en anglais, je ne pense pas que cette influence malienne soit évidente sur mon disque alors que le blues oui. Sur la chanson « All the love in all the world », j’ai intercalé du papier entre les cordes et le manche de la guitare pour faire ressortir le son entre un balafon et un xylophone ou un marimba. C’est de la guitare mais le son ouvre sur d’autres univers qui ne sont pas pop.
Le travail sur le son était-il déjà au centre de tes préoccupations avec Charley Marlowe ou juste depuis la préparation de ton album solo?
Piers Faccini: Ma collaboration avec Francesca Beard reposait sur l’instrumentation. C’est une personne que j’admire énormément, qui écrit des textes d’une intensité profonde, des poésies façonnées pour la scène. Mon apport était de mettre en musique ces textes, de créer ensemble une atmosphère particulière mais à l’époque notre style était plutôt folk. Elle parlait et moi je chantais c’était assez particulier. On dégageait une énergie intime lors des concerts. Il faut dire qu’on partageait aussi notre vie ensemble. Même lorsqu’on s’est quitté, le projet était un moyen certes de se revoir et rester amis mais aussi de prolonger cette libéralité. Ce fut vraiment enrichissant. J’ai beaucoup appris en travaillant avec Francesca surtout dans la manière de faire sonner les mots car elle avait une liberté de dire les mots, qu’un chanteur n’a peut-être pas, du fait qu’elle parlait. Elle n’était pas obligée de rester dans le cadre de la mélodie et cette façon de « chanter » les mots m’a ouvert des horizons.
En plus, on avait la chance d’être à Londres car il y a une densité de groupes importante et de scènes ouvertes. Tu peux jouer sans être connu ou signé par un label. Un jour tu peux te retrouver sur scène à jouer une chanson et le lendemain trois et ainsi de suite. Même s’il n’y a personne au début à l’heure où tu joues ou que tu n’es pas payé tu t’en fous car ce qui est galvanisant et qui compte avant tout c’est de faire de la scène. Et puis après tu peux être repéré. Avec Charley Marlowe, j’ai failli avoir un deal avec une maison de disques mais ça ne s’est pas fait car il y a eu trop de complications.
Le fait de n’être pas signé t’a-t-il poussé à te lancer dans un projet solo?
Piers Faccini: Le fait de passer à côté de certains deals discographiques devenait pour nous deux à la fois frustrant et embarrassant. On ne savait plus si on devait continuer à enregistrer de nouveaux morceaux ou garder les mêmes pour les concerts. Il y avait une sorte de lassitude et pour moi un sentiment d’être limité dans un contexte musical particulier, le spoken word. En même temps, j’écrivais de plus en plus de chansons (textes et musiques) pour moi et moins pour Francesca. J’ai toujours composé mais soit je gardais des chansons pour moi soit elles se désignaient naturellement pour le groupe. Puis, l’écriture des textes devenait de moins en moins une torture, je trouvais une fluidité dans mes paroles.
Lorsque je venais à Paris, je jouais aussi avec Vincent Ségal. Vincent était en train d’enregistrer un disque pour Label Bleu sous le nom de T-Bone Guarnerius. C’était un projet de duos et il m’a invité à jouer dessus. Après cet album, Pierre Walfisz (Ndlr – patron de Label Bleu) m’a contacté pour entendre mes morceaux et éventuellement me proposer de faire un disque. Une fois qu’il a écouté ce que je composais, on s’est vu à Paris et on a décidé d’enregistrer Leave no trace.
Le choix de Vincent Ségal comme producteur s’est donc posé logiquement. Pour les arrangements, lui as-tu laissé carte blanche?
Piers Faccini: Vincent n’a en fait pas changé la structure des morceaux mais a ajouté des touches auxquelles je n’aurais jamais pensé. Par exemple sur « Circles round you », la partie guitare que j’avais écrite est jouée au violoncelle ; de plus il a créé une sorte de loop dont la tonalité entre la basse et la batterie évoluait constamment alors que la base mélodique restait la même. C’est ce travail sur la rythmique qui m’a enthousiasmé et dont je n’aurais pas su faire. Sur la maquette de « Deep blue sea », j’avais un rythme trip hop et sur le disque Vincent a donné une énergie mouvante à la rythmique (Ndlr – Piers chante pour montrer les différences entre les deux versions). En fait, Vincent avait une idée très précise de comment devait sonner la batterie, et les parties initialement prévues pour la guitare ont été jouées à la basse avec un archet. Sur ma maquette, le son est rock alors que sur le disque ça donne quelque chose de planant à la limite de la transe avec une voix traitée comme une incantation.
Je connais Vincent depuis longtemps et je ne voyais pas d’autre personnes pour produire mon album, on adore la même musique, on se comprend sans avoir besoin de se parler, on partage une grande complicité.
Au moment d’enregistrer l’album, avais-tu un disque de chevet ou de référence?
Piers Faccini : Au niveau de la qualité de prise de son, au moment des mixes on écoutait beaucoup Sticky Fingers des Rolling Stones qui a un son puissant, direct. Hormis la qualité de jeu instrumentale, la valeur de Leave no trace repose sur le travail sur le son. Philippe Teissier Du Cros (Ndlr – en charge du mixage avec Michael Seminatore) a donné un son incroyable au disque. Ma voix reste pure, on entend le grain à chaque parole chantée. De nombreuses prises ont été enregistrées live, sans overdubs (mis à part celles pour le violoncelle et la guitare), sans un seul editing. Les prises de voix étaient directes. L’un des défis de Vincent était d’enregistrer toutes les parties en une seule fois, je chantais et jouais de la guitare en même temps et les autres musiciens m’accompagnaient. La difficulté était de jouer parfaitement les parties de guitare et bien poser la voix. En général, le chanteur, peut-être parce qu’il se présente en leader, préfère poser sa voix en dernier pour se sentir bien et avoir moins de pression que de jouer en même temps d’un instrument.
Ta musique comme tes paroles semblent empruntées de nostalgie, d’une tristesse en demi teinte, comme tu dis pour ta peinture un clair-obscur. Dans la vie, es-tu une personne mélancolique?
Piers Faccini: Non je ne suis pas mélancolique mais réservé. Je ne crois pas non plus que ma musique soit mélancolique. Celle de Nick Drake par exemple est mélancolique. Chez moi, il y a comme un retour vers soi, une façon d’intérioriser les émotions. Les paroles de « Deep blue sea » reflètent bien ce sentiment. Au début, le navire fait naufrage (c’est la métaphore de l’amour perdu) et au lieu que ça se termine en désillusion, l’amour est retrouvé. Bon je ne dis pas explicitement comment le protagoniste retrouve celle qu’il aime (s’il se noie volontairement ou par accident) mais l’amour est retrouvé. Certaines personnes pourront percevoir ce texte tragique, sombre ou triste mais pour moi ça évoque un instant heureux.
Comment doit-on interpréter le titre de l’album Leave no trace?
Piers Faccini: Je cherchais une phrase ou un aphorisme qui sonne bien mais dont on ne peut pas en donner un sens précis. Leave no trace peut avoir plusieurs interprétations sans qu’il y en ait une qui saisisse toute la pensée du titre. L’idée est de montrer que seule la musique est à retenir, que même parmi nos propres identités il est difficile de retrouver les racines. On s’efface devant la musique, aucun lien personnel ne peut être rattaché à la chanson. Le titre signifie aussi qu’une fois déposées, les chansons n’appartiennent plus à l’auteur mais à chaque auditeur. Chacun retient l’histoire que lui suggère la chanson et pas forcément celle présentée par le compositeur. Si des personnes évoquent Piers faccini, je voudrais qu’ils retiennent mon nom parce qu’une musique leur rappelle la mienne et non parce que j’ai composé tel ou tel album. Seule la musique laisse des traces car l’émotion perçue à l’écoute d’un disque est liée à une mélodie et non au patronyme de l’auteur.
–Piers Faccini, Leave No Trace (Label Bleu/Harmonia Mundi)
– Le lien vers le site de Label Bleu ici