Isaac Brock ne laisse personne insensible. Réputé client difficile pour les journalistes, M. Brock est connu également pour ses frasques judiciaires ( bagarres fréquentes, affaires de viol…), mais aussi en tant qu’un des personnages les plus respectés du giron rock alternatif US. D’où tout de même quelques appréhensions avant de rencontrer l’auteur d’un des meilleurs albums de la rentrée 2004, le superbe Good News For People Who Love Bad News.
Devant le palier de sa chambre, le leader charismatique de Modest Mouse nous prend à rebrousse-poil, se présentant comme l’exact opposé de l’image qu’on se faisait de lui. Chemise rentrée, allure propre, le type tend la main d’une manière volontaire et sourire courtois, mais quelque chose cloche… peut-être bien sa cravate aux couleurs « flash », qui lui procure une allure de businessman un brin ridicule. Il nous propose de boire un verre de vin à sa table, mais on réplique qu’un verre d’eau suffira amplement. Le jeune homme s’exécute et part ouvrir un robinet dans la salle de bain.
Le tableau semble alors étrange, on se retrouve seul dans une chambre d’hôtel au côté de la terreur Isaac Brock me remplissant un verre d’eau. Avant de commencer l’interview, il nous remercie d’avoir accepté de discuter avec lui, chose qui a plutôt le mérite de nous mettre mal à l’aise, d’autant plus qu’il réitérera ses politesses à la fin de l’entretien.
Les propos du bonhomme sont parfois étranges, il ne termine jamais vraiment ses propos, voire change de sujet en cours de route, le tout en prononçant plus de « fuck » dans une phrase qu’Axl Rose. Une chose est sûre, Isaac Brock n’a pas sa langue dans sa poche et possède ce je ne sais quoi de touchant qui laisse présager d’un artiste sincère et intègre.
Pinkushion : Comment tu te sens par rapport au nouvel album ?
Isaac Brock : Je me sens super bien. De toute manière, je ne ferai jamais un album que je n’ai pas envie de faire. J’aime celui-ci sur différents points davantage que les autres, d’abord grâce à la production qui est superbe. Ce que nous avions en tête, nous y sommes parvenus.
Quel était le challenge après avoir sorti un disque tel que The Moon & Antartica (2001) ?
Ne pas faire le même disque. Le truc sur The Moon & Antartica, c’est que j’adore cet album – c’est probablement le meilleur que nous ayons fait – mais une fois qu’il a été masterisé, le résultat sonnait très plat. La production était phénoménale, mais le mastering… (il fait la moue). Tu comprends, tu enregistres ton album avec un producteur, cela sonne génial en studio, et puis tu files les bandes à un ingénieur pour le mastering, mais ce gars-là a rendu le disque ennuyeux en alternant des passages puissants et d’autres calmes.
De plus, j’avais une très bonne idée pour la pochette, mais c’est raté, elle est un peu ridicule. Nous avions Simon Larbalestier, qui avait fait les photos pour les albums des Pixies, et je pense que nous n’avons pas bien communiqué. On a remasterisé l’album récemment, il sonne cent fois mieux. On a aussi changé la pochette, c’est mieux, mais elle ressemble à un ordinateur maintenant.
Pour en revenir au challenge sur Good News… je ne sais pas ce qui est bon ou ce qui devrait marcher pour tout dire. Beaucoup de choses ont été influencées par le fait que ma mâchoire était cassée durant l’enregistrement du disque – ce qui fut une bonne chose parce que Brian Deck et moi puissions expérimenter, car je ne pouvais pas chanter. J’ai vraiment apprécié cette manière de travailler…
Cela fait quatre ans que vous êtes chez Epic, quelle est la relation que vous entretenez avec votre label ?
Cela a commencé de manière assez tumultueuse… quand nous avons enregistré The Moon & Antartica, ils n’en avaient rien à foutre. Mais l’album a bien vécu par lui-même aux Etats-Unis, et chez Matador par ici. Avec du recul, c’était sympa finalement d’être « sous le radar », comme ça ils nous foutaient une paix royale. Cela a commencé donc d’assez mauvaise manière, mais je pense que c’était meilleur pour nous de bouger d’un label indépendant vers une major…
Ce fut un dilemme de signer pour une major ?
Non. C’était le bon moment pour que les choses avancent. J’avais besoin de bouger du milieu indépendant, ce fut un peu comme un calcul mental. Ce fut une bonne manière de ne plus être connu en tant que groupe indépendant, mais en tant que bon groupe. Il y avait beaucoup de choses que je voulais, un gros label mais aussi qu’on puisse avoir un son énorme et nous donner le temps en studio de faire le disque que nous voulions. Tu comprends, tu peux faire un disque avec 10 000 dollars, mais tu n’as pas le temps de réfléchir en studio, le temps tourne. Au début, je pensais que ça pouvait nous aider, parce qu’avec 10 000 dollars, tu sais ce que tu as, mais maintenant on peut faire dix fois le disque, améliorer dix fois le son ! (ndlr : il s’emporte) Dix fois le temps !
Et puis il y a aussi un point important, les gens bossent avec toi selon un certain degré d’implication : lorsque tu paies un ingénieur du son 10 000 dollars, il t’enregistre un album qui vaut 10 000 dollars. Si tu as 500 000 dollars, il t’enregistre un disque qui vaut 500 000 dollars…
Tout dépend de l’argent que tu comptes mettre…
Tout à fait.
Es-tu toujours en contact avec Calvin Johnson (figure du rock indépendant US, ex-membre de Beat Happening et patron du label Krecs Records) ?
Oui, mais je ne l’ai pas vu depuis quelques temps. Il a été victime d’un horrible accident de voiture l’été dernier, et il a des problèmes d’allocution depuis, il parle très lentement, tu vois. J’ai parlé avec lui plusieurs fois depuis, mais je suis tellement occupé… Il me manque, je ne l’ai pas vu depuis deux mois. Nous sommes amis, c’est vraiment une personne intéressante et sa voix est redevenue normale maintenant. Je suis tellement content qu’il ne soit pas mort, il a eu de grosses lésions au niveau de la tête. J’aime ce que fait Calvin, il est très honnête dans son travail. Il encourage les jeunes groupes avec tellement de militantisme. A mes débuts, je lui avais envoyé une cassette démo, ma musique était horrible en ce temps-là, mais il a su dénicher en moi une certaine personnalité. J’ai été la seconde personne à avoir jamais enregistré chez Dub Narcotic (le studio de Calvin Johnson) (ndlr : le visage fier).
Aussi étonnant que cela puisse paraître, on peut entendre quelques similitudes parfois entre vos deux voix.
Vraiment ?
Oui, sa voix est très basse la plupart du temps, mais elle il y a quelques intonations que l’on retrouve aussi chez toi.
Oui, il chante comme ça : « BlAck Caaaandy » ! Son groupe Beat Happening fut une influence importante pour moi. As-tu déjà écouté Beat Happening ?
Oui, j’ai Black Candy et Jamboree.
Black Candy est le bon album. C’est marrant parce que tu pouvais voir à l’époque d’un côté des groupes comme Black Flag, qui étaient assez hardcore et se revendiquaient de l’héritage punk, et de l’autre, des groupes comme Beat Happening, qui jouaient des chansons à la manière de Johnny Cash dans un esprit totalement punk.
Je ne les ai malheureusement jamais vu sur scène.
(ndlr : Enthousiaste) Oh, c’était foutrement spécial, dude ! Même si ce n’était pas étrange de la bonne manière, il se dégageait un mal à l’aise indescriptible, c’était une expérience. Essaies de trouver une vidéo, ça vaut le coup d’oeil.
Pour ce nouvel album, vous avez choisi de travailler avec Dave Fridmann (Flaming Lips, Mercury Rev, Sparklehorse), un choix assez surprenant…
Mouais… Nous n’avons pas vraiment collaboré avec lui. C’est surtout Wayne Coyne et Steven Drozd des Flaming Lips, qui ont davantage contribué à l’élaboration de certaines chansons, les choix… Dave Fridmann était juste la personne qui aidait à ce que cela se passe bien.
Il est tout de même crédité sur l’album.
C’est ce qu’il voulait…
Que veux-tu dire par-là ?
Ça veut dire que Wayne et Steven lui ont haché le travail. Ce n’est pas très gentil ce que je dis et c’est même assez critique, mais c’est la vérité. Steven a rajouté plusieurs parties de batterie, ainsi que Wayne des parties de clavier et il a également orchestré tout ça. Le genre de choses que Fridmann aurait dû faire.
Es-tu en bon termes avec Dave Fridmann ?
Oh ouiiii. C’est un chic type, j’ai quelques conversations avec lui par téléphone . Je pense qu’il s’est fait quelques illusions, il pensait arriver en studio et s’imposer en tant que producteur pour apporter sa patte -ce qui est légitime. Mais Wayne et Steven se sont montrés plus collaborateurs. Je n’ai pas travaillé avec lui d’un point de vue créatif.
« The World at Large », première chanson de l’album, se rapproche beaucoup de ce que fait Mercury Rev.
Mouais… j’ai une opinion différente de ce que pensent les gens en Europe sur ce groupe. Tout ce que je peux dire, c’est que The Flaming Lips faisait ce genre de musique bien avant eux aux Etats-Unis. Les Mercury Rev ont fait une bonne chanson à une certaine période, « Sudden Ray of Hope » (See you on the other side, 1995). Je dirais plutôt que cette chanson est davantage influencée par Sparklehorse que Mercury Rev.
Dave Fridmann a aussi produit Sparklehorse…
Heu, oui…(NDR : se sentant un peu confus) Mais le travail de producteur sur Good News a été attribué à Dennis Herring, qui a travaillé sur le premier album de Sparklehorse, Camper Van Beethoven… et Neil Diamond ! (rires) Oui, je dirais que Sparklehorse a été une grosse influence sur ce disque, mais je n’aime pas beaucoup parler de ce qui m’inspire. Les premiers albums de Modest Mouse regorgent d’influences évidentes. Après Moon & Antartica, nous avons commencé à nous dégager de tout ça.
Connais-tu le groupe James ?
Je connais ce groupe, ma voisine m’avait demandé si je pouvais lui apprendre comment jouer à la guitare des chansons de James. Elle m’a d’abord filé des tablatures pour que je puisse travailler dessus, mais c’est pas ma tasse de thé, je n’aime pas lire la musique de cette façon, elle m’a alors donné un cd qui compilait leurs chansons. Je les ai entendu donc, mais je ne les connais pas bien.
Je te dis ça parce que « Float On » se rapproche beaucoup dans le phrasé vocal de « She’s a Star », une de leur chansons les plus connues.
Vraiment ?
Oui. C’est assez troublant.
J’ai juste essayé de sonner optimiste sur ce titre.
Je peux te marquer le nom de la chanson, si tu souhaites l’écouter.
Oh non, merci c’est pas la peine (embarassé). Ça peut arriver parfois, il y a trop de chansons.
Bon, passons à autre chose. Tu fais la promotion de l’album tout seul. Modest Mouse est bien sûr ton bébé, mais je voudrais savoir quel est le degré d’implication des autres membres du groupe.
Nous travaillons sur les chansons ensemble, parfois Eric (ndr : Judy, bassiste) joue une partie et nous travaillons autour, parfois c’est Dann (ndr : Galucci, guitare, claviers). C’est une collaboration dans le pur sens du terme, c’est ce qui rend la musique si amusante. Tout le monde contribue à l’ouvrage, si tu écris les chansons tout seul, tu finis vite par t’ennuyer. Il faut créer la surprise : lorsque tu as une idée bien précise dans ta tête, les autres auront une vision différente qui sert généralement, au final, le morceau.
Quelle fut ta réaction lorsque Jeremiah Green (ndr : batteur originel du groupe) quitta le groupe après The Moon & Antartica ?
Honnêtement ? Nous nous sommes séparés parce que ça ne marchait plus. Il est de retour maintenant, on verra comment ça se passe…
Est-il toujours dans une période de test ?
Oui, en quelque sorte, et ça ne se passe pas très bien. Il ne peut pas jouer les parties, il change le rythme, parfois c’est trop rapide et vice-versa. C’est vraiment dur pour nous, il ne peut pas jouer nos nouvelles chansons, comme « Bury me with it », qui est ma chanson préférée… c’est approximatif. Qui sait quel chemin cela va prendre ? Je sais qu’il ne sait pas lire le français, donc là je me défoule. (rires)
Huit années ont passé depuis The Lonesome Crowded West. Quel est selon toi le changement le plus important dans ta conception de faire de la musique ? Es-tu toujours le même ?
Hum… je n’ai jamais pensé à ça. Je ne pense pas que je sois la même personne… (long silence) Je n’ai pas de réponse, je suis désolé. J’aurai aimé en avoir une. Merde ! Je peux te dire que nous avons radicalement changé, mais je ne sais pas quoi en vérité.
Penses-tu que ton écriture soit meilleure que par le passé, par exemple ?
Non, pas nécessairement… Nous avons appris quelques trucs comme mieux construire une chanson autour d’une jam. Je pense surtout que nos influences ont grandi avec le temps et que nous en sommes débarrassés. Au départ, lorsque tu es dans un jeune groupe, tu es influencé par la manière dont tu veux essayer de sonner comme tel ou tel autre groupe. Aujourd’hui, j’écris mes chansons. Je suis davantage intéressé par beaucoup d’autres instruments. Entre les quatres années qui séparent The Moon & Antartica et ce nouvel album, j’ai appris à jouer du banjo, de la flûte… nous sommes toujours occupés à tester n’importe quel instrument.
Tu sembles prendre un souci particulier à écrire tes paroles. Est-ce important d’avoir des paroles au sens simple.
Je suppose que c’est bien que les gens écoutent mes paroles, mais si les Français ne peuvent pas comprendre, ce n’est pas important. Les paroles ont toujours eu une place importance, j’essaie d’écrire des paroles qui soient compréhensibles pour tout le monde. La plupart du temps, tu ne peux pas apprécier les paroles et écouter la musique.
Je veux surtout que les gens lisent les paroles pour eux-mêmes. C’est tout ce qui compte. Je passe beaucoup de temps dessus pour être sûr que l’esprit est capturé et faire en sorte qu’elles durent aussi longtemps que possible. Qu’elles aient toujours un sens vingt ans plus tard sur la route. J’essaie en tout cas.
Peux-tu me donner quelques-uns un de tes albums préférés ?
J’ai quelque chose comme 70 albums préférés, mais je vais essayer de faire court, pas dans un ordre particulier :
Neutral milk Hotel, In the Aeroplane above the Sea
Pixies, Doolittle
Mississipi John Hurt… une compilation
Black candy, Beat Happening
Modest Mouse, Good News For People Who Love Bad News (Epic)
Le site officiel de Modest Mouse