Toujours aussi élégant, Interpol franchit haut la main le cap du second album (peut-être bien meilleur que son précédent) et confirme qu’elle est bien l’une des meilleurs formations rock à avoir émergé ces dernières années.


Celui-là, on l’attendait au tournant. Antics, second album d’Interpol nous aura fait miroiter pendant près de deux ans. Deux années où beaucoup de groupes de rock ont émergé, New York est devenu la nouvelle coqueluche « tendance » avec pal mal de cordes de guitares à son arc : Liars, DFA, TV on the Radio, Radio 4, Yeah Yeah Yeah, Strokes… la liste est longue et plutôt impressionnante. Et puis certains d’entre eux ont sorti leur second album, avec plus ou moins d’intérêt. On a fait beaucoup de bruit (pour pas dire du foin parfois) autour du nouvel opus des Strokes, BRMC, des White Stripes (oui, je triche géographiquement mais tout ça c’est dans la même soupe) et certainement prochainement du Kings Of Leon… Mais bon, en ce qui me concerne, au-dessus de tout ce cirque médiatique, la parution d’Antics tient largement le haut du panier.

Et pour cause : Turn On the Bright Lights, un premier album pratiquement parfait qui possédait toute les qualités dont on rêve d’entendre de la part d’un groupe de rock digne de ce nom : un romantisme noir, des compositions imparables, une sophistication brumeuse qu’on croyait perdue depuis 1982, fin de l’ère post-punk, et puis ce look digne de Reservoir Dogs. Oui, Interpol redonnait un peu d’allure à un genre qui a trop tendance à s’auto apitoyer. Enfin des musiciens qui assume leurs influences et recrée l’illusion d’un groupe irréprochable, quitte peut-être à un peu trop regarder dans le rétroviseur – du moins c’est ce que ses détracteurs lui reprochaient. Pas nous, on vous l’assure.
Franchement, depuis quand n’avait-on pas entendu pareil festival de guitares si racées sur un premier album : Joy Division, Smiths, House of Love, Television, Chameleons, Easterhouse, Psychedelic Furs ? Oui, tout cela remonte à très, très loin… soyons francs, le rock que joue Paul Banks et sa bande est tellement rare de nos jours que l’on ne va pas se faire prier pour dire tout le bien que l’on pense d’eux.

Musicalement, rien à dire donc. Le problème, c’est plutôt la question de la prolificité. A croire que ces cadres du rock préfèrent repasser leurs costards plutôt que répéter dans leur local. Car hormis deux ou trois faces B jetées en pâture ainsi qu’un Black EP limite mesquin, on ne peut pas dire que ce soit tous les jours Noël avec eux. D’ailleurs, Antics contient dix nouvelles chansons, alors que Bright Lights en contenait onze, c’est dire…
Bon, la critique est facile, on le concède, car si l’on tend l’oreille vers le haut-parleur, on comprend bien que ces chansons ne sont pas torchées d’un jet en une seule après-midi : on reste abasourdi par ce soucis du détail sur la matière, un véritable travail d’orfèvre qui ne doit son salut qu’à un effort de groupe solide. Comme leurs modèles Television ou les Chameleons, tous les instruments s’imbriquent parfaitement les uns aux autres, si bien que si l’on en substitue un, la dynamique disparaît totalement. Une race en voie d’extinction on vous dit…
Et puis on ne va pas leur reprocher de vouloir bien faire leur boulot non plus, quand même. Interpol, c’est une formidable machine de guerre, bien huilée, une fois que c’est compris, il n’y a plus de soucis.

Et puis donc ce second album. Reclus dans une banlieue de New York, Antics a été élaboré religieusement, à tel point que le groupe s’est passé des services de Peter Katis, producteur dur premier album, encore une preuve de leur minutie maladive et qu’ils maîtrisent parfaitement leur son.

Ces gars-là sont pervers on vous dit. Ils ont même poussé le bouchon jusqu’à nous faire une belle frayeur avec ce surprenant “Next Exit” en guise d’ouverture. Ça commence sur une intro des plus mielleuses saupoudrée de nappes d’orgues hammond, Paul Banks y chante d’une voix de crooner, mais à la manière d’Iggy Pop singeant Frank Sinatra sur The Idiot. Et puis tout bascule, les accords majeurs se transforment en mineurs, plongent l’auditeur dans une noirceur totale. Sa majesté Interpol vient de se réveiller ! Une mise en bouche parfaite. Mais à vrai dire, on n’a même pas le temps de se reposer, car on enchaîne avec “Evil”, d’une puissance redoutable, encore une histoire de jalousie amoureuse orchestrée par les guitares menaçantes de Daniel Kessler. Et puis le reste du disque défile, à là première écoute moins direct que Bright Lights… On met un peu plus de temps à s’immiscer à l’intérieur, mais on y vient progressivement. Ce n’est même pas une question d’effort à vrai dire, car Antics est d’une cohérence à toute épreuve, c’est juste la marque des grands albums qui perdurent.

A première vue, le groupe se tient à sa ligne de conduite habituelle, on ne note pas vraiment de révolution musicale, si ce n’est quelques rajouts subtils : un peu de claviers hypnotiques par là, un sens du groove plus présent sur certains titres, mais pas plus. En vérité, on décèle tout au long de ce disque peut-être une dose d’humanité qui semblait moins palpable auparavant.
Autour d’un désespoir amoureux teinté d’ironie, l’organe vocal de Paul Banks louche un peu moins du côté de ses modèles Ian Curtis et Richard Butler et parvient à insuffler un supplément d’âme à ses chansons perceptibles, peut-être trop froid par le passé et de ce fait rédhibitoire. Le nouveau single “Slow Hands” va dans ce sens, et pointe une direction plus dansante, boostée par les coups de caisse claire de Sam Fogarino, un batteur monumentale qui tient la boutique à lui tout seul.

Et puis on retrouve bien sûr la spécialité du groupe, ces décollages instrumentaux digne d’un Mig-29. Là aussi, le sens de la mise en scène s’est affiné et cette tension fiévreuse atteint encore une fois des sommets : “Not Even in Jail”, morceau hypnotique qui pose un décorum lugubre où la basse ronflante de Carlos D semble flotter au-dessus pour mieux piquer du nez.

“Public Pervert” est encore un coup de poignard dans le dos. ça commence gentiment – limite balade – puis se pose encore un riff malsain à filer la chaire de poule à Robert Fripp, voire Johnny Greenwood sur “Airbag.” “C’mere” est limite joyeux par son entrée en scène, mais encore une fois le ciel s’obscurcit progressivement, et Banks se fend d’un refrain vengeur où il se joue encore des mimiques de Ian Curtis. “Length of Love” continue à nous rappeler au bon souvenir de riffs épileptiques et cauchemardesques de la division de la joie, sans jamais non plus sombrer dans le plagiat honteux. Enfin, “A time to be Small”, et ses arpèges à la fois mélancoliques et écorchés font office de conclusion parfaite. Interpol vient peut-être d’engendrer un disque supérieur à son premier coup d’essai (coup de maître).

Au bout du tunnel, Antics montre la lumière, à moins que ce ne soit les phares d’Interpol qui nous éblouissent afin de nous renverser. Comme disait si bien Morrissey, “The pleasure is mine”.

Interpol – Turn On the Bright Lights

-Le site d’Interpol


Si tu aimes ceci, faudrait p’t’être que tu écoutes cela, histoire de dire : « ha ouai…quand même » :


– The Chameleons – The Script of the bridge (Statik/Polydor – 1983)

– Durutti Column – The Return of Durutti Column (Factory – 1979 )

– House Of Love – Creation Album (1988)