Devendra Banhart attend sagement dans la pièce, son ordinateur portable à portée de main, et vérifie régulièrement sa messagerie e-mail. Une situation un peu en décalage avec l’idée que l’on se faisait de ce jeune songwriter, auteur de deux récents albums impeccables au parfum rétro/folk suranné. Pourtant, son allure ne trompe pas : une barbe d’ermite, un look digne du flower power version 2004, et sa mallette de guitare posée dans un coin. Bref, ce troubadour donne l’impression d’avoir constamment la bougeotte et notre petit doigt nous dit qu’on ne le retiendra que peu de temps. On en profite donc un maximum.


Pinkushion : Il y a quelques mois, tu jouais à la Guinguette Pirate devant une audience essentiellement constituée d’initiés. Depuis, Rejoicing The hands t’a révélé et tu es sur le point de sortir ton second album, Nino Rojo, en l’espace de 4 mois ! Est-ce que tu sens que les choses changent autour de toi ?

Devendra Banhart : Et bien, je suppose que je me sens… (il hésite) non, non vraiment. Plus je m’éloigne de ces jobs merdiques que je faisais auparavant, plus je me sens nerveux à l’idée qu’un jour je puisse retourner travailler de la sorte. Tu vois ce que je veux dire par là?

Oui, tu prends ce qui t’arrive en ce moment comme du pain béni…

Oui. Je veux dire, tout le monde le prendrait comme ça.

Tu es jeune, mais tu sembles déjà avoir derrière toi un passé bien mouvementé. Que faisais-tu avant d’écrire de la musique.

Oui, j’ai 23 ans et déjà beaucoup de choses se sont passées. Et bien, j’écris des chansons depuis que j’ai onze ans. Avant cela, j’étais un petit crétin qui allait à l’école, et je ne me rappelle pas de grand chose. La vérité, c’est que je ne me sens pas musicien. Je n’ai pas vraiment la réponse à cette question, car j’e n’ai toujours pas le sentiment d’être un musicien, tout simplement.

Tu te sens peut-être davantage comme un artiste alors ?

Non, je pourrais me considérer en tant que tel parce que je fais des concerts, je trimballe toujours ma guitare, etc…mais j’essaie dans ma tête de ne pas le faire, juste de penser à moi-même. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose que d’entrer dans ce raisonnement. « Je suis Devendra le musicien… ou je suis Paco le guitariste flamenco », je ne pense pas que ce soit bien. Être Paco, c’est amplement suffisant.

Comme as-tu appris à jouer de la guitare ?

Je n’ai jamais appris (sourire). Je suis juste assez bon pour m’accompagner.

Généralement, on a toujours un grand frère ou un ami qui t’apprend les bases…

Mon frère ne jouait pas, il aimait plutôt faire des karaoké et enregistrer sa voix sur des trucs du genre « Hotel California ». Je déteste les Eagles… peu importe. Donc mon frère un jour est venu avec une cassette de cette chanson, il m’a dit que ma grand-mère y jouait de la basse, mon cousin de la guitare et mon oncle aussi… ce qui était faux bien sûr. J’y ai malgré tout cru et je me suis dit alors,  » Merde  » ! Je fais partie d’une famille musicale, je ferai mieux d’appendre à jouer de la guitare ». J’ai alors supplié mon père de m’acheter une guitare. Il est revenu un jour avec une sorte de masse en bois (trad : sledgehammer) et j’ai appris dessus. Elle avait trois cordes, j’y jouais dessus tous les jours. J’avais quatorze ans.

Sur tes albums, tu joues essentiellement sur une guitare classique, ce qui est peu habituel dans le genre folk.

Oui, mais je joue aussi sur d’autres guitares comme celle que j’ai à côté de moi (ndlr : une guitare folk avec des cordes en acier). Mais le premier album a été enregistré entièrement avec des cordes en nylon. J’essaie d’alterner depuis, pour les deux derniers albums j’utilise essentiellement des cordes de guitare japonaises.

Est-ce que ton premier album, Oh me, oh my…était une collection de démos ?

Non, je ne pense pas que j’aurais pu aller plus loin en termes artistiques, et c’est pour cela que ça marche. Mais ce ne sont pas des démos, elles ont juste été enregistrées de cette manière, sur un quatre-pistes parfois même sur un dictaphone comme le tien… Je n’ai pas réécouté ce disque depuis qu’il est sorti, j’ai juste une copie de Nino Rojo à vrai dire. D’une certaine manière, je ne possède aucun de mes disques, je devrais peut-être en emprunter voire voler quelques exemplaires chez Beggars.. (rires).deven_rejoi_pr2_300d_210404.jpg


Tu sembles mener une vie de troubadour, tu n’arrêtes jamais de voyager. Est-ce que c’est quelque chose de nécessaire pour toi ?

Non, je suis vraiment quelqu’un de particulier. Je fais très attention à mes chaussures par exemple, très méticuleux. Si je suis si obsédé par mes chaussures ou les vêtements que je porte, je me moque complètement de la maison où j’habite. Je bouge beaucoup, j’essaie de trouver le bon endroit où je me sens le mieux. En ce moment, je vis depuis quatre mois à Saintes-Marie-la-Mer, en Camargue, ensuite nous allons bouger en décembre, probablement aller à Mexico ou autre-part, le Canada, la Californie… Je ne sais pas. C’est particulier que de voyager tout le temps, mais la vérité, c’est que ma vie est similaire à beaucoup d’artistes qui sont constamment en tournée. Nous ne sommes pas vraiment des cas isolés.

Mais d’où te vient cette envie de voyager ? Ton éducation ?

Tu veux dire mon manque d’éducation ! …Je ne sais pas, mais je me rappelle que lorsque j’étais étudiant, j’avais toujours ce sentiment-là : Tu peux toujours quitter ton travail, ou laisser tomber l’école. Mes parents ne m’ont jamais forcé à faire quoi que ce soit, je n’ai jamais vraiment eu d’éducation à ce niveau-là… négatif, zéro. Je me suis toujours senti à l’aise pour quitter tout cela, sans vraiment avoir de scrupules. Après le collège, je suis parti à San Fransisco, où j’ai un peu continué mes études, puis j’ai laissé tomber, j’ai fait plein d’autres trucs… il y a quelques années, j’ai voulu partir en Afrique, et j’étais à deux doigts d’y aller. Tu peux faire ce que tu veux, c’est assez hallucinant. Un moment je n’avais plus assez d’argent, alors j’ai aussi travaillé un temps dans un musée en France, où j’étais payé à repeindre des murs en blanc…

!!!

Je n’avais plus de boulot, alors pourquoi pas venir à Paris ? Ca semblait plutôt bien comme idée : j’aime Jane Birkin et Serge Gainsbourg, ça me suffisait amplement comme raison pour prendre mon billet. Ca me semble naturel pour moi…

Tout dépend de ton état d’esprit du moment…

Oui, en quelque sorte. C’est important de prendre cette opportunité d’explorer des espaces, tu peux voyager en bateau cela t’ouvre de nouveaux horizons. La même chose pour les religions, c’est bien de prendre un peu de tout et de mélanger : un peu de bouddhisme, un peu de judaïsme, de christianisme… c’est ce que les gens devraient faire, essayer plusieurs voies, tout comme en musique.

A travers tout cela, est-ce que tu te sens américain ?

Je vais te dire la vérité : lorsque je suis en Amérique, je me sens européen, mais quand je suis ici, je me sens américain.

Ok, changeons de sujet. Tes deux derniers albums ont été enregistrés au cours de la même session studio…

…Oui, malheureusement. Tu veux avoir du temps pour enregistrer un disque. J’aurai souhaité prendre un mois – je veux prendre un mois pour enregistrer un disque. Mais nous n’avions que peu de temps pour le faire, nous n’étions pas dans un studio mais dans une grande maison où il y avait un gros quatre pistes, une grosse machine à cassette. Nous avons juste eu deux semaines pour faire les deux disques. Je me réveillais à neuf heures le matin, commençais à enregistrer à 10 h 30 et je finissais à 10 h 30 du soir, et le lendemain je recommençais encore. Pour la plupart des chansons, elles ont été enregistrées en une seule prise. Je suis heureux du résultat, mais j’aimerai prendre plus de temps pour le prochain disque. Je vais probablement retourner en studio en décembre pour enregistrer un nouvel album.

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Tu sembles très prolifique.

Non, pas du tout.


Tu sors deux albums en l’espace de trois mois, tout de même.

Oui, mais les deux albums ont été enregistrés durant la même période, durant les mêmes sessions studio. J’avais 54 chansons au départ, nous en avons finalement gardé 32. Mais tu sais, ce sont toutes les mêmes chansons. Si tu écoutes l’album dans son intégralité, il y a une ou deux chansons qui sortent vraiment du lot…

Comment décrirais-tu Rejoicing in the Hands et Nino Rojo ? Deux albums jumeaux ou bien une sorte de concept album ?

Et bien, un peu des deux. Mais je pense que les deux sont connectés, c’est pourquoi je pense que la version vinyle sera double, on y trouvera les deux albums sur le même format.

Une version Vinyle ?

Oui, je veux que l’on puisse les avoir ensemble, les deux sont très fortement liés. J’essaie de mettre ce projet parce que j’achète – du moins j’essaie – de n’acheter que des vinyles. Ils me rendent si heureux. J’aimerai aussi changer les crédits, rajouter certaines personnes…

Lorsqu’on écoute ta musique, on a l’impression qu’elle vient d’un autre temps, qu’elle ne possède pas de connections avec ce qui se fait actuellement. Pourtant tu as l’air d’écouter beaucoup de choses.

J’écoute beaucoup de musique : R. Kelly, Sean Paul, j’écoute Alicia Keys, Missy Elliott, The Secret Machines, Modest Mouse, Hendrix, Beat Happening, The Microphones, Little Wings… Iron & Wine, Sufjan Stevens, M. Ward… Transfiguration of Vincent est un de mes albums préférés de tous les temps…J’écoute vraiment de tout.

Est-ce que tu te sens connecté à une famille musicale ?

D’une certaine manière, oui. Je dis cela parce que, avant que nous ne jouions de la musique, nous étions tous amis. Quand j’ai déménagé pour la première fois en Californie, j’avais treize ans, nous habitions sur la côte ouest, au large de L.A, Malibu et Pacific Palissade. Dans ce patelin, il devait y avoir quelque chose comme 50 maisons. Ma voisine de l’époque était Cocorosie ! Ensuite, j’ai bougé à San Francisco, et j’y ai rencontré Joanna Newsom et Andy Cabic (Vetiver). Andy travaillait dans un cinéma, il m’a demandé si je voulais voir ce documentaire, qui est devenu ensuite notre film préféré, Benjamin Smoke, absolument magnifique, essaie de le voir. Nous sommes devenus amis comme ça. Little Wings, aussi, j’ai connu le groupe alors que je ne jouais pas de la musique.

Lorsque j’ai réalisé la compilation, THE GOLDEN APPLES OF THE SUN, je n’ai eu qu’à choisir parmi mes proches favoris. Il n‘y avait pas assez de place pour d’autres groupes comme Animal Collective, M. Ward et quelques autres. Avec le recul, j’ai réalisé que tout le monde se connaissait ! Au moins une fois dans sa vie, chacun a croisé la route d’un autre : White Magic connaît Entrance, Cocorosie connaissait Diane Cluck et Antony, je connaissais Troll…
Nous sommes tous amis.

D’où t’es venue cette idée de réaliser une compilation ?

Et bien Jay Babcok, est un peu une sorte de gourou. Il s’occupe du magazine Arthur, le seul bon magazine américain. Je lis aussi Mojo que j’aime bien, mais rien ne se rapproche d’Arthur, ils sont vraiment à la pointe. Bref, Jay m’a demandé de sortir quelque chose et cela s’est passé aussi simplement. Le titre, « THE GOLDEN APPLES OF THE SUN » est inspiré de plein de choses… (ndlr : c’est le titre d’un album de Judy Collins et des nouvelles de Ray Bradbury), mais surtout de cette vieille chanson folk reprise sur l’album de Terry Callier. C’est de là que tout est venu.

Est-ce que tu as lu le dernier Mojo ?

Celui avec la photo ?

Oui. Superbe photo de toi d’ailleurs.

Merci ! J’aurai souhaité rester aussi maigre, mais j’ai grossi depuis… (ndlr : visage dépité de Devendra et regard incrédule du pinkushioner, qui a du mal à croire que l’on peut faire plus maigre que le personnage barbu qui s’active devant lui).

Que penses-tu de la France ?

Votre pays est vraiment très spécial… bla, bla, bla. (il mime une énorme grimace…). Est-ce que tu sais que j’ai vécu ici ? La mère de ma petite amie vit ici, elle a une maison en Camargue, une ferme à vrai dire. J’y ai donc vécu quatre mois, et j’ai adoré. Je suis allé voir des flamands roses, des corridas, nous sommes allés à des fêtes où l’on dansait le flamenco et on écoutait les Gipsy Kings. J’ai fait du cheval, je me suis fait piquer le nez par des centaines de mouches. J’aime bien manger des croissants, des baguettes et différents types de fromages… J’adore aussi nager dans une mer d’huile. Je sais dire aussi ces mots en français : « le soleil, la mer ê une puton » .

????

Je crois que ça veut dire pute en anglais.

OK…

J’aime aussi le fait que… (il réfléchit longuement) avant que ne sorte le film de Michael Moore, Fareineiht 9/11, les français semblaient vraiment hostiles aux américains. Je pense qu’ils croyaient que tout les américains pensaient comme Georges Bush, que nous le soutenions et croyons en sa politique. Après que le film soit sorti, les français ont réalisé que ce n’était pas le cas, il y a eu bien plus de compréhension et de sympathie, et cette haine s’est transformée en pitié à l’égard de notre situation. Ce qui est tout de même mieux que de la haine, mais peu importe, je me sens bien mieux actuellement. Il y a une chose que les gens doivent comprendre, nous n’avons pas tous le même point de vue que Georges Bush.

J’aime aussi l’idée que vous défendiez votre culture contre l’américanisme. J’aime aussi voir des films en français, j’ai vu récemment Harry Potter en français. Je ne comprends pas tout, mais c’est une excellente méthode pour comprendre votre langue. Bien sûr, j’aime aussi les films de François Truffaut, spécialement « les 400 coups ». J’aime aussi beaucoup Serge Gainsbourg, Mélody Nelson, Jane Birkin, Françoise Hardy, Juliette Gréco. Et puis j’aime beaucoup Yves Montand, n’importe quel film de lui.

NDLR : L’entretien arrive à sa fin et je décide de le clôturer avec le Top 5 rituel. Malgré une éreintante et longue après-midi de promo, le visage du jeune barbu s’illumine aussitôt, scribouillant avec entrain sur le calepin de votre serviteur une liste élaborée scrupuleusement de noms d’artistes qui lui tiennent à coeur, l’effort lui prend bien dix minutes… en voici la retranscription :

Gaetano Veloso, Karen Dalton, Fred Neil, Vashti Bunyan, Neil Young, Vetiver, Joanna Newsom, Cocorosie, Entrance, Antony, Diane Cluck, Ella Jenkis, E. T Mensah, Jorge Ben, OS Mutantes, Luis Bonfà, Harumi, Sir Douglas Quintet, Prince Buster, Desmoro Dekker, Modest Mouse, Guy Clark, Townes Van Zandt, Bobby Charles, Bridget St John, Jana Hunter, White Magic, Iron & Wine, Linda Perhacs…

-Devendra Banhart, Nino Rojo (Young Records/XL/Beggars – 2004)

Egalement chroniqué :

Devendra Banhart – Rejoicing In The Hands