Aux prémices d’une trilogie intouchable (les impressionnants Heart of Palms et Levitate), Alas constitue certainement le disque le plus lumineux et touchant d’Idaho, là où le grand Jeff Martin semble désormais en paix avec lui-même et de ce fait complètement maître de son art. Bouleversant.
En attendant la parution du nouvel album Grown in California cette année – vraisemblablement un double album à l’heure où l’on vous parle – se plonger dans la discographie passionnante d’Idaho laisse traîner derrière nous le goût amer d’une énorme injustice. Comment se fait-il qu’un tel groupe empilant les chefs-d’œuvre depuis dix ans – et qui se bonifie avec le temps, c’est assez rare pour le signaler – soit si méconnu ? Un véritable mystère dépassant les lois de la physique, car depuis ses débuts slow-core jusqu’aux travaux plus récents et nettement plus introspectifs, Jeff Martin demeure l’un des songwriters les plus cruciaux ayant émergé autour de l’idiome du rock US indépendant.
Difficile d’extirper un album en particulier parmi la petite dizaine à leur actif, mais les trois derniers rejetons (Alas , Heart of Palms et Levitate) constituent un bon commencement pour les néophytes. On se penchera ici sur Alas, l’étoile noire de la discographie du groupe.
Disque transitoire, Alas marque surtout un tournant artistique plus apaisé. Après le coléreux Three Sheets To The Winds (1996) où la saturation commençait néanmoins à céder un peu d’espace au piano, Idaho ne repose plus que sur le binôme Jeff Martin et Dan Seta (fabuleux guitariste depuis le second album This Way Out). La dynamique de groupe réduite à un simple duo, Martin peut enfin se laisser aller à composer des compositions plus fragiles et planantes.
La notion d’espace est devenue de plus en plus importante dans l’univers du groupe et à l’image de cette pochette montrant une lune en arrière-plan, ce quatrième album est définitivement un disque lunaire, où la nuit prend ici une place prépondérante. A la fois reposées et rêveuses, les compositions sont moins déprimantes que par le passé, même si toujours très émotionnelles. Complètement désarticulées, les chansons semblent avoir perdu leur orientation et chercher un chemin.
Les fameuses guitares quatre cordes aux accordages spéciaux s’ouvrent à de nouveaux ornements, notamment des violons ou l’apport d’un bassoon et marimba. Et puis il y a aussi ce fameux feedback éthérée, omniprésent, marque de fabrique indissociable du groupe, un souffle phénoménal qui vous transporte littéralement. Enfin, dernier apport – et non des moindres – la voix de Martin, très expressive et bien souvent bouleversante, s’est transformée en un simple murmure et semble dévoiler des confessions inavouables. Tous ces croisements contribuent à créer un disque d’atmosphère proprement surprenant et singulier, que l’on rangera très très près d’un Spirit of Eden de Talk Talk, votre serviteur le considérant personnellement même au-dessus.
Alas regorge de trouvailles et vous embarque de surprise en surprise. “Jump Up”, démarre comme une marche nuptiale avec des sublimes arrangements de cordes, puis s’arrête brusquement pour prendre un nouvel envol vers une autre direction mélodique. Ce contre-balancement permanent où plane ce sentiment de cohabitation de deux chansons en une, Jeff Martin va le développer tout au long du disque.
Flottant comme une bulle de savon, “Scrawny”, crée un sentiment de désert nocturne où le vide peu à peu devient idyllique. “Only in the Desert”, le morceau le plus pop, dénote avec des paroles lumineuses portées par des violons et quelques motifs de xylophone (“every sunrise lets you feel like you’re on top of the world, you feel we’re all brothers”). Le délicat “Clouded” avec ses arpèges précieux, pourrait même vous tirer quelques larmes si l’humeur s’en approche.
“Yesterday’s Unwinding” (avec en arrière-fond la délicieuse et mystérieuse Melissa Auf Der Maur susurrant quelques mots derrière l’oreille de Martin) nous invite à une excursion dans les nuages. Balladé en pyjama entre les halos, on s’y sent tellement bien qu’on ne souhaite plus qu’une chose, ne plus redescendre sur la terre ferme. Revenu parmi les terriens, le voyage se clôt avec un piano solitaire, “Leaves upon the Water”, laissant une brèche aux futurs chefs-d’œuvre Heart of Palms et Levitate.
Disque le plus bref d’Idaho, (9 titres pour moins 30 minutes), Alas brille pourtant par son homogénéité. On y replonge indéfiniment, sans jamais s’en lasser, et il demeure à bien des égards un must de la fin des années 90. Jeff Martin a enregistré l’un des disques les plus somnambules qui nous aient été donnés d’entendre.
PS : Sorti à très peu d’exemplaires, ce disque est malheureusement épuisé. Jeff Martin évoquait il y a déjà quelques temps sur le forum de son site le projet de le rééditer en le couplant avec le Forbidden EP (contenant notamment l’épique “Basscrawler”, l’un des morceaux les plus impressionnant du répertoire d’Idaho), sorti également sur Buzz Record.
Enfin pour les complétistes, on ne saurait que trop recommander de jeter un œil sur la magnifique compilation Shanti Project, où figure deux inédits de la même période (dont le majestueux “The Sun is All there Is”) battant le fer avec d’autres pointures comme les Red House Painters, Low et Hayden.
Alas a été réédité en 2008 chez Talitres, complété du Forbidden EP. Lire notre chronique
Lire également notre chronique de la compilation Idaho
-On peut écouter Alas ici
-Slidling Past, site non officiel mais incroyablement bien fournie
–Une, excellente page dédiée à l’Alas