Spoon est peut-être bien le meilleur groupe de rock depuis les Pixies. Oui, on va se fâcher avec beaucoup de monde en le revendiquant haut et fort, mais cela fait près de 10 ans que Britt Daniel et Jim Eno enregistrent des disques survoltés, d’une intelligence rare, complètement ignorés de par chez nous. Et le pire, c’est qu’ils se bonifient avec le temps.


Leur opus précédent, le tonitruant Kill The Moonlight en 2002, ne laissait aucun répit à son auditeur, un véritable brûleur de graisse concentré sur disque, une collection de chansons rêches et électriques ultra efficaces. Si le petit dernier Gimme Fiction penche un peu plus vers une pop énergique, Spoon n’a rien perdu de son inspiration et réserve encore quelques moments magistraux. Rencontre avec Britt Daniel, colonne vertébrale de cette cuiller.

Pinkushion : Spoon connaît un assez large succès aux Etats-Unis, mais le groupe reste discret en France. Comment vous êtes vous formés ?

Britt Daniel : Jim (Eno, batteur) et moi étions dans un autre groupe avant celui-ci, supposé country, mais nous ne sommes jamais vraiment devenus country. Lorsque le groupe s’est séparé, j’ai voulu monter un autre projet qui soit plus rock que le précédent, un peu comme ce que je faisais au tout début. J’ai alors appelé Jim. J’avais quelques appréhensions sur Jim car à ma connaissance il ne savait jouer que des rythmes country, mais finalement ça a fonctionné. Au départ nous n’étions que deux, et puis deux autres musiciens se sont greffés au groupe. C’est comme ça que tout a commencé à la base, mais le groupe demeure moi et Jim.

Spoon existe depuis plus de dix ans et vous êtes devenus une sorte d’institution dans le rock indé US. Comment trouves-tu de l’excitation à continuer à jouer du rock ?

Et bien, j’adore la musique rock, c’est aussi ce que je sais faire de mieux (silence). J’ai toujours trouvé excitant d’en faire.

Mais est-ce que c’est différent de tes débuts ?

Non, c’est probablement la même excitation qu’au départ. La musique rock est toujours excitante, il suffit juste de chercher le bon matériel. Quand j’écoute de la bonne musique, cela me donne aussi envie de faire de la bonne musique. Depuis que nous jouons dans ce groupe, beaucoup de personnes ont écouté notre musique : notre premier album a été un succès aux Etats-Unis, et puis le troisième s’est assez bien vendu. Notre quatrième album, Kill The Moonlight, s’est encore mieux vendu. Cela nous a pris un certain temps pour atteindre un certain niveau de succès aux Etats-Unis, alors tu ne l’apprécies que mieux. C’est comme si c’était de mieux en mieux à chaque fois.

Es-tu satisfait de ta carrière aux Etats-Unis, ou penses-tu que vous auriez pu vendre davantage d’albums ?

Nous avons vendu 80 000 copies de Kill The Moonlight au Etats-Unis. C’est pas mal, on pourrait en vendre plus, mais c’est bien comme ça. Le truc quand tu es dans un groupe de rock, c’est que parfois il y a ce sentiment de concours de popularité. On dirait que la manière dont tu marques des points correspond au nombre de personnes qui t’apprécient. Mais l’essentiel pour moi, c’est le disque. J’aime nos albums, c’est ce qui me rend heureux, et les trois derniers particulièrement. Alors, oui, nous pouvons élargir notre audience parce que nous vendons de plus en plus de disques et gagner un peu plus d’argent pour devenir encore meilleur la prochaine fois.

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Spoon a récemment joué en février en Angleterre. Est-ce que tu aimes jouer en Europe ?

Oui, j’aime bien. Mais les choses ont tendance à se compliquer ici. La plus grande différence pour nous entre jouer en Europe et aux Etats-Unis, c’est que nous l’avons fait tellement de fois là-bas… Notre première tournée aux States ressemble à comment nous tournons en Europe en ce moment. C’était très solitaire… On allait de ville en ville, on n’arrêtait pas de passer des coups de fil à la maison, ou maintenant envoyer des e-mails à nos proches. Maintenant, quand on part sur la route, on a des amis n’importe où nous allons. C’est bien plus marrant, c’est comme aller dans une nouvelle fête à chaque ville. C’est cool donc. Ce n’est pas du travail que d’être en tournée aux Etats-Unis.
Mais j’aime être en Europe, c’est marrant d’être ici, mais nous connaissons très peu de monde. Nous avons besoin de gens qui nous apportent de l’herbe et nous montrent la ville (rires !). Une fois que nous aurons cela, ça sera sûrement plus marrant. Nous allons jouer avec Interpol en avril (l’entretien a eu lieu en mars). Ca va sûrement être les plus gros shows que nous n’avons jamais fait en Europe. On reviendra ensuite en tête d’affiche en septembre, probablement.

Toi et Jim sont les cerveaux du groupe, comme je le disais tout à l’heure. Comment les autres membres s’investissent dans le processus créatif ?

Cela dépend. Quand on enregistre les albums, c’est toujours moi et Jim. Ensuite, on sollicite différentes personnes pour chaque chanson, afin que le morceau ait un certain sens. Si c’est un chanson comme “My Mathematical Mind”, c’est une chanson d’un groupe à quatre. Josh (Jashua Zorba, bassiste) a écrit sa propre partie de basse dessus. Nous avons enregistré le titre live, comme un groupe. Mais beaucoup des chansons sur Gimme Fiction démarrent avec moi et Jim, et puis nous construisons de plus en plus de choses autour.

Le son de Spoon est très spécifique, différent de ce qu’on entend habituellement dans le rock indé. La partie rythmique particulièrement prend souvent le dessus.

Oui. Les gens pointent souvent ce point-là en parlant de nous, alors je suppose effectivement qu’on doit être différent. C’est une part logique du processus de songwriting lorsque tu apprends à enregistrer des chansons. En premier lieu, tu écris la chanson avec les paroles et la mélodie. Ensuite, habituellement ce qui vient après c’est le beat, il faut que celui-ci soit unique. On a longtemps travaillé dessus pour préserver ce beat. “They Never Got You” était à l’origine une sorte de chanson rock avec des accords directs : ding ding ding… Et puis on a posé une basse très ronde dessus (du du du du du, oui, c’est ridicule écrit comme ça, mais ça prend tout son sens lorsqu’on l’entend) qui la rendu plus… unique. C’est une question de rendre chaque chanson spéciale, unique.

Avant d’entrer en studio, est-ce que tu as une idée bien précise du disque que vous allez enregistrer ?

Quand tu enregistres un album, c’est un long processus. Parfois, ça peut devenir désespéré. Alors ce qu’on fait, c’est que lorsqu’on rentre en studio, il n’y pas de plan préétablit. C’est un peu comme si on se ruait sur tout ce qui se bouge : « Comment va-t-on faire pour que celle-ci sonne bien ? ». Rien du genre : « Ok, on va faire tout le disque de cette manière ». Pour nous, en tout cas.

Kill The Moonlight date de 2002, qu’est-ce que vous avez fait pendant tout ce temps ?

Et bien ce disque a été fait en septembre 2004. Il était prêt depuis un bon moment, mais business… Nous avons eu à décider sur quel label le sortir, et puis on a viré notre manager entre-temps. Tu embauches les gens pour être capable de dire « voilà ce qu’on veut faire », mais ça ne fonctionne pas comme ça. En janvier, nous en étions toujours à nous demander sur quel label nous allions sortir le disque… L’autre chose, c’est que nous avons beaucoup tourné pour Kill The Moonlight, parce que cela a été tellement un succès pour nous en Amérique. Nous n’avons jamais autant tourné de notre vie, ça a pris plus de temps donc.

Je trouve qu’il y a un élément « spontané » dans la musique de Spoon. Combien de temps te faut-il pour écrire une chanson ?

Beaucoup de temps. Toutes les chansons sont nouvelles, je veux dire par là qu’elles n’existaient pas avant Kill The Moonlight. Mais… parfois tu as de la chance, tout fonctionne bien. Une chanson comme “I Turn My Camera On”, par exemple, c’était juste au départ une démo rapide. Je l’ai ensuite joué avec Jim, on l’a enregistré très rapidement. Pour “Sister Jack”, j’ai composé au piano et puis opté pour une guitare. Enfin le groupe a apporté quelque chose en plus. Il y a plein de manières différentes pour enregistrer… Finalement, la chanson qui est sur l’album est celle qui fonctionna le mieux. Je suppose que cela doit être intéressant pour les fans de savoir comment ça se passe, mais en vérité, tout ceci découle d’un très lent développement.

“I Turn My Camera On” est un titre très soul, sexy, qui se démarque un peu du reste de l’album.

C’est la dernière ou avant-dernière chanson qu’on a écrite pour l’album. C’est la manière dont je chante, le falsetto, qui rend le morceau différent. Il y a une chanson qu’on avait écrite il y a de ça trois albums où je l’utilisais déjà. J’avais également un peu exploité ce falsetto sur quelques parties de Kill The Moonlight, mais je n’ai jamais fait une chanson entière avec. Cette fois, je l’ai utilisé durant toute la chanson, et c’est ce qui donne un parfum unique au titre. Je me suis dit que les gens allaient penser que c’est une chanson de Prince, car il chante souvent ainsi. Mais ces petits détails contribuent à rendre le disque différent, plus varié que les précédents. Celui-ci est bien plus impliqué, il y a beaucoup d’informations à emmagasiner. En comparaison, le dernier était assez maigre.

En effet, Kill The Monlight était un peu plus électrique que Gimme Fiction, où l’on peut entendre cette fois une section de cordes sur plusieurs chansons.

Oui, il y a des cordes sur “The Two Sides of Monsieur Valentine” et “Merchants of Soul”. La manière dont j’ai élaboré ces chansons, c’est que je fais les démos chez moi, et puis j’ai conduit une section de cordes moi-même avec un piano. Les costumes des chansons ont été fait de cette manière, mais on ne voulait pas utiliser un son merdique de clavier. On a alors utilisé ces gens du Tosca Strings de Boston. Ils ont retranscrit les parties que je jouais sur le clavier et les ont interprétés. Je ne sais pas, il y a un aspect psychédélique ou peut-être à la Beatles sur ces deux chansons.

Est-ce que tu considères Gimme Fiction moins spontané que Kill The Moonlight ?

Probablement, je suppose (un peu irrité). Parfois, lorsque tu dis moins spontané, cela sonne comme si tu parlais d’un disque de Bon Jovi : un disque qui a été fait sur Pro-Tool (logiciel de musique qui a révolutionné le travail) avec des gens qui regardent au-dessus de tes épaules pour voir si tu fais bien ton travail. Ce n’était pas comme ça. Nous l’avons fait à la maison, juste trois personnes concentrées, 12 heures par jour pendant trois mois avec le dimanche « off ». C’était très artisanal.

Tu utilises aussi des ordinateurs ?

On le fait un petit peu. On enregistre tout sur cassette… Il y a quelques bons aspects où le digital te permet de produire un effet exactement au bon moment, créer un montage ou je ne sais quoi d’autre. La plupart des albums à guitare enregistrés sur cassette sonnent meilleur, on préfère. En ce moment aux Etats-Unis, tu ne peux plus acheter de cassettes parce-que pendant la période de Noel, Quantegy, la seule compagnie qui les fabriquait, a fait banqueroute. Un ami a moi qui travaille dans un studio a récemment payé 6000 dollars une cassette !

Il y a d’autres artistes comme les White Stripes qui utilisent toujours ce support.

C’est vrai, ils utilisent aussi des pédales distorsion à 50 dollars (rires). Tu sais, j’ai connu les White Stripes du temps de leur premier album, mais je trouve qu’ils font quelque chose cool : Ils enregistrent bien, les chansons sont bonnes et il a une super voix.

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Est-ce qu’il y a des artistes qui t’inspirent en ce moment?

Oui. Il y a ce groupe, The Arcade Fire, tu as écouté l’album ? Je pense que c’est un classique, un super album. La première fois que je l’ai entendu, je me suis dit « oh, c’est plutôt bon » et puis deux semaines plus tard (ton plus sérieux) « c’est vraiment bon ». Et, oui, quand j’écoute un album qui est aussi bon, dans un premier temps je me dis : « oh, je ne pourrai jamais faire un truc aussi bon », et puis la seconde impression, c’est « il faut que je bosse dur ! ». Mais avant tout, il faut d’abord que tu fasses ta propre musique.

« Monsieur Valentine », c’est un hommage à la France ?

Non, c’est juste un personnage inventé. C’est une sorte d’histoire dans l’histoire. La personne qui parle dit qu’il aimerait une partie d’Eddy Valentine, dans cette pièce qui s’appelle Stranger Dance, l’histoire d’un duc qui kidnappe la reine, personne ne connaît les deux facettes du personnage, Monsieur Valentine, quelqu’un de très mystérieux. Donc, le conteur explique comment il veut jouer cette partie. En fait, il s’entraîne à jouer ce personnage, il n’arrête pas de dire qu’il veut, mais il ne le fait jamais. Cela tourne à l’obsession, j’ai trouvé cela marrant.

Est-ce que tu pourrais commenter tes albums s’il te plait ?

Bien sûr. Le premier, Telephono (1996), celui-là est dans l’esprit d’un concert. Je voulais jouer dans un groupe qui joue vite, avec des chansons puissantes. De manière que quand on joue live, cela devait être aussi bien. En tout cas, c’est dans cette optique qu’il a été écrit.

Sur A Series of Sneak (1998), j’avais décidé qu’il n’y avait rien de plus cool que le post-punk. On en retrouve quelques éléments sur ce disque, probablement pas autant que je le voulais. C’est très sec, plat et spikie.

Pour le troisième, Girls Can Tell (2001), nous avions décidé que l’on devait élargir notre son vers quelque chose de plus honnête et moins noir. Cela n’a rien à voir avec le post-punk ou le fait d’être « cool », juste faire un disque émotionnel et aussi connecté que possible. Il y a beaucoup de chansons émotionnelles, et c’était la première fois que nous autorisions à jouer ce que nous avions envie de jouer : microphone, pianos, on aussi utilisé de la réverbe pour la première fois.

Enfin, Kill The Moonlight. Quatrième album, écrit et enregistré très rapidement. Assez minimal très électrique.

Pour le dernier, c’est assez dur à dire, je n’ai pas encore assez de recul, mais je le trouve trouve très aéré. Il y a beaucoup de choses qui se passent : les paroles sont plus enjouées que la musique, selon moi. Il y a deux chansons assez émotionnelles, comme “I Summon You” et « They Never Got You”. Ce sont les titres les plus tristes pour moi. Mais le reste de l’album est plus… je ne sais pas, c’est juste du rock n’roll !

Peux-tu enfin me donner tes cinq disques préférés ?

1999, Prince

Plastic Ono Band, John Lennon

Raw Power, Iggy & the Stooges

1984, Eurythmics

Doolittle, Pixies

-Spoon, Gimme Fiction (Matador/Beggars)