En soufflant sur les braises de rythmiques libertaires, Four Tet enflamme ses compositions et se renouvelle avec un excellent album de transition.


Le parcours de Kieran Hebden avec Four Tet est exemplaire : depuis Dialogue (six ans d’âge déjà et pourtant pas une ride) jusqu’à ce Everything Ecstatic, il assemble avec bonheur les pièces d’un puzzle sonore à la fois compact et hétérogène, qui finit par former une oeuvre parmi les plus épatantes et cohérentes qu’il nous ait été données d’entendre ces dernières années. Soit une suite de quatre albums qui repousse toujours plus loin l’horizon des possibilités de l’electronica, navigue dans des eaux profondes, beaucoup moins rassurantes qu’elles en ont l’air, et indique un trajet possible qui n’exclut pas quelques lignes de fuite salutaires. C’est art de la fuite cultivé soigneusement est même au fond une des principales caractéristiques de la musique de Four Tet : belle manière de se dérober aux promesses de lendemains qui chantent (la même rengaine) et d’opter pour une instabilité paradoxalement plus constructive et enrichissante.

Alors que la presse écrite, suite aux sorties successives de Pause (2001) et Rounds (2003), semblait vouloir cataloguer la musique de Hebden sous l’étiquette de « folktronica » (mélange d’acoustique et d’électronique), voilà que ce dernier opère un virage à cent quatre vingt degrés, délaissant les mélodies aux perturbations souples et aérées pour un album plus difficile d’accès, tout en convulsions plutôt qu’en rondeurs. Choyant de nouveau certaines rythmiques endiablées entendues sur Dialogue, tout en s’aventurant en des domaines plus hasardeux, et donc moins fréquentés, Everything Ecstatic est le disque d’un tiraillement. Entre les rets de la douceur poétique dont il semblait être prisonnier et la volonté de puissance zélée qui traverse ce nouvel opus, Hebden revisite son propre univers, tantôt en reformulant l’idée d’une musique électronique mélodieuse et charmeuse, tantôt en optant pour la puissance paroxystique de mutations free-jazz. Et de ce tiraillement, ouvert à tous les possibles, résulte une musique hybride et fragile, fragile parce qu’hybride.

La récente compilation proposée par Hebden dans la série Late Night Tales (parue chez Azuli et passée complètement inaperçue au moment de sa sortie en octobre 2004) constitue, a posteriori, l’une des prémisses de cette évolution, affichant une curiostié tous azimuts pour les musiques les plus libres. Composée par lui, elle réunit une somme de titres joués par ses artistes favoris – qui l’ont au demeurant particulièrement inspirés – et met en relief une passion débordante et communicative pour le jazz libertaire et psychédélique des années 70. Portrait en creux du musicien, ce disque où se côtoient Rahsaan Roland Kirk, Joe Henderson, Max Roach, Terry Rilley et Hal Blaine témoigne de la sensibilité musicale de Hebden, centrée sur le jazz (mais pas que), noyau d’envies que la musique de Four Tet diffracte, tourbillons et dérives de notes pulsatiles qui se devaient un jour d’emporter ses morceaux vagabonds vers l’improvisation.

Toutefois, la présence du jazz dans les compositions de Hebden n’est en soi pas une nouveauté. Que l’on veuille bien se souvenir par exemple du solo fiévreux de saxophone ténor de “Aying”, et l’on attestera sans hésiter que le jazz était dès le départ une des matières premières dont se nourrissaient les compositions de Four Tet. Qu’il s’immisce en revanche dans la dynamique interne des morceaux, et leur insuffle une intensité nouvelle, voilà qui étonne, sinon ravit. Dans Everything Ecstatic, l’inaugural “A Joy” annonce la couleur : les percussions syncopées ouvrent la danse, voire la transe, et instaurent une polyphonie touffue et chaleureuse, jeu de rythmes excitant allant jusqu’à la saturation que l’album en son entier n’aura de cesse de réitérer par la suite.

L’urgence est de toute évidence le maître mot de Everything Ecstatic : composé en deux mois seulement, cet album fonctionne davantage à l’énergie, à l’enthousiasme et à l’instinct qu’à la recherche minutieuse du son parfait, comme c’est souvent le cas dans le domaine des musiques électroniques. Plutôt que les mélodies, bien présentes et parfois même entêtantes (comme sur “Smile aroud the Face”), mais dont les lignes agissent ici en sourdine, la pulsation et la matière sonore sont les clés de voûte de l’album. Hebden s’est consacré à élaborer des couches rythmiques aux dynamiques complexes, imbriquées et enchevêtrées aux thèmes avec une maestria parfois digne d’un Amon Tobin (on pense notamment à l’acmé de “Sleep, Eat Food, Have Visions”). Quelques courts interludes proposent quant à eux des instants plus calmes et relaxants, contrepoints atmosphériques inspirés des cessions orientales et méditatives de Alice Coltrane (le carillon apaisant de “You Were There With Me”, juste relevé par la sonorité du pad).

Les bruits qui peuplent Everything Ecstatic témoignent aussi d’une gamme de sons renouvelés et parfois peu usités dans l’univers de Four Tet : sonorités variées de tambours et autres breakbeats, xylophone, clavecin occupent une place prépondérante, apportent ici ou là une touche organique appréciable, quand la fougue rythmique frôlait la cacophonie asphyxiante. La formule passe pour une manière d’union libre entre découpage de la mélodie et ouverture de l’espace harmonique. Et à en croire les propos récents de Hebden au sujet d’une pleine collaboration avec le percussionniste Steve Reid, on devine que Everything Ecstatic est tout sauf un tiraillement inutile, une embardée euphorique mais futile vouée à rester lettre morte. Cet album laisse au contraire présager d’un avenir pour le moins extatique.

Le site officiel de Four Tet