A contre-courant des modes, Bill Callahan remonte le cours de son inspiration jusqu’à la source de sa musique, et livre un sublime recueil de chansons.
Les étiquettes sont faites pour coller, pas pour s’envoler. Elles sont l’habit commode d’une volonté critique défaillante qui abdique à en affoler les contours, à en faire trembler le socle perceptif. A en lire les médias, Smog en aurait accumulées quelques unes depuis treize ans. A un point tel que sa musique semble à présent n’être réductible qu’à leur somme. Une addition bornée, regrettable conservatisme de valeurs érigées en lieu commun, qui coïncide avec un manque patent de défiance envers le perdurable. La longévité musicale de Bill Callahan a en quelque sorte désamorcé toutes considérations de fond : les propos lus, ici ou là, sont ainsi la plupart du temps assertifs et redondants, puisque, nous dit-on, rien ne ressemble plus à un album de Smog qu’un autre album de Smog, fut-il d’une qualité on ne peut plus respectable comme A River Ain’t Too Much To Love.
Bill Callahan est entré en musique comme d’autres en religion. Sa foi, toujours intacte, ignore les soubresauts arty du petit monde du rock, ses outrances régressives ou son insolence calculée. En ascète, il construit une oeuvre profondément moderne, exigeante et orgueilleuse, en marge de tout courant et de toute filiation. L’épuration formelle échappe de fait à une tendance lo-fi fort répandue, sorte de pose régressive tout juste bonne à donner un semblant de style quand l’inspiration véritable fait défaut. Smog s’en tient plutôt à l’essentiel. Une ligne droite, tranchante. Comme une entaille dans ce monde surfait. Il élague, retranche, non pour échapper aux outrances d’une musique embourgeoisée, mais pour répondre consciencieusement à un voeu de pauvreté érigé en principe fondateur, sorte de refus moral de tout superflu qui pourrait nuire à l’incarnation de sa démarche artistique. Emerge de cette épure obstinée et intransigeante l’éclat du verbe. Admirable dans A River Ain’t Too Much To Love, il excède le seul cadre musical. Callahan est un grand écrivain américain.
Sans se départir d’une noirceur inflexible et consciente – propre à attiser parfois les sarcasmes de ceux qui ne voient dans le tragique et le malheur qu’un appel au suicide collectif (on leur conseillera à ce propos de relire Aristote) -, l’écriture de Bill Callahan s’est densifiée au fil des albums, pour miroiter à la lumière d’une inspiration qui puise sa source dans les tréfonds de l’âme humaine. Avec le temps, elle a gagné en sagesse vibrante ce qu’elle a perdu en désespoir aride et cynique. Les chansons de Smog brûlent d’un feu jamais consumé, se font le témoin d’un désastre à venir ou déjà accompli, conséquence trouble de la circulation d’un mal arbitraire, dont l’expansion démesurée rend difficile les tentatives de discernement. D’avant ou d’après la chute, les mots de Callahan visent à sonder la solitude des êtres, leurs failles obscures, l’envers du bonheur, les affres de désirs peu avouables. Si Dieu a insufflé sa force dans les mots (“God is a word”), il semble avoir définitivement quitté les terres arides, les forêts secrètes ou les eaux sombres des paysages smogiens.
D’eau, il est justement beaucoup question dans A River Ain’t Too Much To Love : qu’elle stagne (“Say Valley Maker”), s’égoutte (“The Well”) ou s’écoule (“Rock Bottom Riser”), sa présence est au centre de l’album, comme une obsession récurrente et insurmontable, qui se propage en cercles concentriques et à laquelle la plume de Callahan revient sans cesse pour nourrir ses plus belles lignes (Callahan est passé maître dans la pratique de l’allégorie). Cette eau dans laquelle, idiot, on se perd pour un anneau d’or, laissant derrière soi sa famille et quelques rêves… Un péril aquatique que Callahan préfèrera toujours à l’abandon du désir, renoncement contraire à sa quête intraitable d’absolu. Outre l’élément liquide, les références à la nature abondent dans A River Ain’t Too Much To Love, et composent un tableau pastoral qui convoque une Amérique mythique, voire mythologique (“Let Me See the Colts”).
Enregistré dans le Willie Nelson’s Pedernales Studio, à Austin, ce recueil de ballades acoustiques et intimistes relève d’un songwriting traditionnel, amarré sur des terres archaïques, auquel Bob Dylan a jadis conféré ses lettres de noblesse. Après une échappée folk-pop (Supper et ses arrangements florissants), A River Ain’t Too Much To Love renoue donc avec une veine minimaliste plus radicale. Callahan embrasse ses visions crépusculaires de sa voix de baryton, ce chant sec, posé, aux inflexions suspendues, jamais vraiment poussé dans ses retranchements, parfois souligné d’un rictus. Le musicien s’affronte à la musicalité de la langue, compose avec le vide, les silences, le décalage des mots et le flottement de leur sens. Toute une architecture de la phrase bâtie sur un mélange tendu de mystère et de lumière enchâssés. L’instrumentation est au diapason : le jeu tantôt caressant (la préférence va à l’utilisation très nuancée des balais) ou plus tendu et syncopé (notamment à la fin de “Say Valley Maker”) du batteur Jim White (membre de Dirty Three), les touches délicates de piano de Joanna Newsom ou la basse discrète et le violon sensuel de Connie Lovatt instaurent une atmosphère de clair-obscur épurée. Ce dépouillement n’exclut pas une certaine forme de raffinement, tant la finesse d’exécution, les subtilités de placement et d’écoute répondent à une précision méticuleuse.
Au fond, la musique de Smog n’a peut-être jamais sonné aussi classique. Mais le classicisme ici ne correspond en aucun cas à un renoncement. Bill Callahan reste bien un des rares musiciens à avoir inventé et développé, depuis plus de dix ans, un langage musical singulier et sans concession hérité du blues. Le sous-estimé Rain On Lens (2001) montrait déjà, d’une manière plus frontale et tonique que par le passé, ce rapport essentiel au blues (ce dernier n’étant pas lié à un tempo lent, comme on peut le penser, mais bien plutôt à une structure particulière et à un enchaînement typique d’accords). Les morceaux répétitifs et cadencés y remontaient à leur manière une pente glissante – sur laquelle bon nombre de groupes actuels dégringolent – pour déboucher sur une relecture moderne et personnelle de cette musique des origines. A River Ain’t Too Much To Love en atteste encore une fois, mais avec une limpidité de vue nouvelle. La segmentation en phases (chant/réponse instrumentale) a rarement, sur la durée entière d’un album, atteint un tel degré de fluidité et de cohésion. Les accords de passage très inventifs de Callahan créent moins des ruptures qu’ils ne lient les segments harmoniques entre eux, à la manière de vases communicants. Tant et si bien que le douzième album de Smog, A River Ain’t Too Much To Love, est aussi, à ce jour, le plus accompli. Son chef-d’oeuvre.
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