Un album rafraîchissant qui ne plaira pas seulement aux bobos, mais aussi à tout un chacun pouvant s’enorgueillir d’avoir l’esprit ouvert et l’oreille curieuse.
A partir du moment où l’on introduit le CD, et que la musique envahit la pièce, on est parti pour un voyage.
« A trente ans, la femme est comme l’Inde, tendre et chaleureuse » dit un écriteau dans ma cuisine (c’est pas une blague) : comme il a raison. Dans ce rôle, on trouve la voix de Susheela Raman, si envoûtante – il n’y a pas d’autres mots – et l’on est bien vite emporté par les promesses de celle-ci. La pureté du son, ainsi que la rareté des instruments utilisés – les violons indiens, les tablas, les percussions – font le reste. On ne sait pas trop bien où se situe la frontière entre le rock et la world music ici. On s’en fout, on prend littéralement son pied en écoutant Music for Crocodiles. La pochette et ce titre sont un peu comme ces livres d’enfants aux pochettes colorées et bourrées de promesses, de rêves et d’enchantements.
Susheela Raman n’est pas une petite nouvelle, lancée dans le dédale de l’industrie musicale titillée par un opportunisme de bonne augure essayant de vendre aux bobos un peu de cette culture tiers-mondiste qui leur donne tant bonne conscience et bonne culture (qui, comme la confiture…); non, la charmante tamoule, qui possède un passeport britannique, nous sort ici son troisième album. Elevée en Australie et habitant à Londres, elle a d’abord chanté dans des formations funk et soul avant d’épouser l’anglais Sam Mills, son futur guitariste et producteur, qui bricolait déjà dans la musique africaine ou du Bangladesh. Avec l’aide de ce dernier, elle sort au début du troisième millénaire Salt Rain, remarqué et primé par le prestigieux Mercury Prize. Très vite, le métissage, dans et sous toutes ses formes (elle compte depuis les débuts dans son groupe le bassiste Hilaire Penda (Cameroun), Djanuno Dabo (Guinée-Bissau) aux percussions, le batteur Marquee Gilmore (USA) et le joueur de tabla britannico-asiatique Aref Durvesh) devient sa marque de fabrique. Le deuxième album Love trap confirmera tout le bien que l’on pensait d’elle.
Ici, Music for crocodiles semble aller jusqu’au bout de la chose, avec une maîtrise et un sens du melting-pot rarement atteints. Lorsque l’on a plusieurs racines comme Susheela Raman, on se cherche, titubant d’une culture à l’autre. L’ouverture d’esprit qui en résulte forcément (des mots comme nationalisme ou chauvinisme lui sont inconnus) est ici contagieuse. Enregistré en grosse partie en Inde, à Madras, avec l’aide de moult musiciens du cru venus prêter main forte au groupe, les titres gagnent en crédibilité, en authenticité et en honnêteté. Derrière la table de mixage, histoire de faire le tour du monde, on trouve l’islandais Husky Huskvold, dont rien que le CV (de Tom Waits à Fantômas, en passant par Norah Jones…) en ferait baver d’envie plus d’un. Enfin, il a été produit dans les mythiques et respectés studios de Real World créés par Peter Gabriel. Il ne manque plus que Sting ou Paul Simon dans ce générique.
Le rock est lui aussi largement invité au festin : le solo de guitare sur « Light years » est à ce titre plus qu’éloquent. En écho, les sitars de « The same thing ». Ces aller-retours incessants entre la culture indienne et anglo-saxonne peuvent rappeler les différentes incursions qu’ont pu faire Led Zep, les Beatles ou George Harrisson, sauf qu’ici c’est dans l’autre sens, un peu à la manière de Nitin Sawhney, en plus abouti. Au lieu de saupoudrer du rock avec de la musique exotique, on a ici fait le contraire (le mot exotisme, d’ailleurs, ne signifie pas autre chose que venant de l’étranger). Et on est tous l’étranger de quelqu’un comme dirait l’autre. « Chordhiya » est planante à souhait. « Idi Damayan » aussi, avec les bruits de rue en décor sonore. On se permet même un petit clin d’oeil au reggae avec une basse très dub sur « Shavarana ».
Petite cerise sur le gâteau, et preuve encore que la mondialisation de la culture a aussi du bon, une chanson, l’une des meilleurs à vrai dire, est in french : « L’âme volatile », écrite par un poète afghan (Barmak Akram), un pur régal. Par contre, si quelqu’un sait pourquoi cet album s’adresse aux crocodiles qu’ils me le fasse savoir, merci.
Le site de Susheela Raman