D’ores et déjà une des découvertes les plus fascinantes de l’année, ce jeune pianiste canadien est l’auteur d’un majestueux album de pop lynchienne.


Au Canada, la musique de Patrick Watson est décrite par les médias – toujours friands de raccourcis référentiels – comme un croisement improbable entre celle de Jeff Buckley et du groupe Portishead. Estampiller de la sorte le second album d’un jeune musicien de 25 ans relève de l’inconscience critique, sinon de l’ineptie mercantile. A une époque de recyclage à tout va et de pillage débonnaire, on en oublie parfois que ce qui fait la grandeur d’un disque tient moins aux références qu’ils convoquent, fussent-elles admirables, qu’à la singularité dont il témoigne. Si, effectivement, la voix de Watson n’est pas sans évoquer l’aisance aérienne du premier (mais plus encore, celle de Jonsi Thor Birgisson de Sigur Ros), et la tonalité sombre et cinématographique des morceaux sans rappeler l’univers crépusculaire des seconds, Just Another Ordinary Day scintille avant tout comme un astre unique. Suffisamment réceptif et poreux pour se laisser traverser de part en part par les sons de l’époque, mais assez indocile et indépendant pour imposer au final sa propre révolution.

Enfant de choeur dès l’âge de sept ans dans les églises de Hudson, au Québec, Patrick Watson a par la suite appris assidûment le piano et assimilé les rudiments et subtilités que requièrent la composition et les arrangements, qu’il a très vite mis à profit dans des formations classique et jazz. Repéré notamment aux claviers dans le groupe montréalais de ska-jazz Gangster Politics, avec lequel il a enregistré deux albums et beaucoup tourné, il s’est orienté depuis quelques années vers l’art multimédia. Sa participation avec la photographe Brigitte Henry à un recueil associant images (sous-marines énigmatiques) et musique, intitulé Waterproof/Portraits sous l’eau – sorte de concept novateur salué par la presse canadienne, et dont il a extrait son premier album solo, Waterproof 9 (2001) – en est l’exemple accompli. C’est d’ailleurs les photographies fantomatiques de Brigitte Henry qui ornent de nouveau le livret de Just Another Ordinary Day et contribuent à instaurer d’emblée le climat onirique de l’album.

Tout commence donc par un rêve. Un homme, dénommé Gealman, se jette d’un pont… Un suicide ? Non, juste un nouveau départ, une plongée dans le vide pour échapper à la réalité d’un quotidien aliénant. Se débarrasser des habitudes et de la routine qui, à la longue, bien plutôt nous tuent, et tenter sous l’effet du sommeil de vivre – vaste et périlleux programme – l’aventure d’être un Autre, telle est la chimère étonnante que caresse le personnage fictif de Gealman dans Just Another Ordinary Day. Musicalement, cette rupture d’avec l’ordinaire se traduit par l’irruption du chaos au beau milieu du morceau qui ouvre et donne son titre à l’album : une déflagration électronique passagère, bientôt suivie d’une bifurcation mélodique surprenante, soutenue par le piano de Watson et dynamisée par des cordes panoramiques. Dés lors la matière sonore de s’organiser en un riche modelé de volumes, un assemblage savant de textures dont le défilement des morceaux ne contribuera qu’à accuser encore le caractère vibrant et original.

De la pop soyeuse et orchestrale (“Shame”), à l’instrumental épique (“Silent City”), en passant ici et là par l’electronica tortueuse (“Mary”), la ballade intense (“Fall”) et les accents de pop-rock épars (“Grealman”), sans oublier les transitions mélancoliques récurrentes au piano, Just Another Ordinary Day évite constamment le piège d’une gourmandise excessive et multiplie au contraire avec une grande maîtrise les structures vertigineuses et les associations fulgurantes. Comme les souvenirs ramassés dans un rêve, les morceaux de Watson sédimentent des années de musique qui leur préexistent, mais emportés dans le flux d’un mouvement plus vaste, ils semblent en permanence se situer comme hors du temps et répondre à une harmonie formelle dont eux seuls ont le secret. Le souffle du monde n’affecte en rien une sensibilité musicale qui, si elle sait s’absenter dans l’univers qu’elle façonne, n’en demeure pas moins profondément actuelle (Watson est à rapprocher de groupes et de musiciens pointilleux, maniaques du moindre détails, comme Man, Bed, Syd Matters ou Sebastien Schuller) et tisse de nombreux liens avec le cinéma.

De toute évidence, les morceaux de Watson se brûlent aux fantasmes d’un artiste qui croit tout autant en la musique qu’au pouvoir des images (et au pouvoir de la musique à susciter des images). Une rapide visite de son site suffit à mesurer combien les deux sont intimement liés : l’ambiance cotonneuse de l’album est renforcée par une mise en scène somnambulique qui joue du flottement des sens (et du sens). A l’instar de David Lynch, l’univers onirique de Watson génère le trouble perceptif, cumule les décalages (chaque morceau semble être l’envers d’un autre, recèle des failles insondables, bifurque dans une nouvelle direction au moment où on s’y attend le moins), et fait travailler l’imaginaire de l’auditeur, acteur perdu dans un labyrinthe de signes plutôt que spectateur passif.

Auteur début juillet d’un éblouissant concert à La Boule Noire à Paris, on ne peut à présent qu’espérer que Patrick Watson trouve enfin un distributeur à la hauteur de son talent, afin qu’il puisse profiter d’un succès que personne ne saurait sérieusement lui contester.

– Le site officiel de Patrick Watson