Avec déjà cinq albums et quelques Eps à son actif, Animal Collective a inventé de toutes pièces un univers sonore poétique sans précédent. Le fantastique Feels enfonce le clou et devrait logiquement assurer au groupe des lendemains qui (poly)chantent.


On le pressentait. Etrange enfer de la beauté, affolement mélodique, sonorités exacerbées : la puissance informelle de Campfire Songs et Here Comes the Indian (2003), premiers albums officiels d’Animal Collective, était un coup d’éclat prometteur. Un groupe désinvolte, un peu branleur et innocent, un brin excentrique, capable de tout – du meilleur surtout -, faisait du bruit comme d’autres la révolution, faisait sa révolution sans faire – encore – trop bruit. Avec deux fois rien, des voix, des guitares, des percussions, des instruments rudimentaires et un sens libertaire du collectif – forcément -, cette formation se risquait à la turbulence des fonds – des sons. Elle laissait advenir des forces latentes contenues et réprimées dans le folk, lequel ainsi investi, déconstruit, disséminé, en perdait son latin. Dans l’épaisseur du présent irradiait le son de la jeunesse, non celle qui n’a de cesse de se voiler la face en feignant l’originalité – le nouveau à tout prix – alors qu’elle s’attelle en fait à figer dans le marbre des poncifs, mais bien celle qui, débarrassée de tout objectif préétabli, célèbrait l’immersion créative dans la spontanéité.

Depuis, Animal Collective a grandi, mué. Mais ces ambassadeurs du futur n’ont pas changé. Animal Collective fait toujours du bruit, son bruit. Au départ, avant la musique «écoutable», apprivoisée, embourgeoisée, il y avait le bruit, archaïque, brut, initiatique. Peu ou prou, la musique d’Animal Collective émerge de ce chaos – de ce cri – primal, fait avec lui, dérive de l’informe tout autant qu’elle s’en inspire, le sculpte. Pas de calcul, c’est le meilleur calcul, comme disait Picasso. Juste bricoler une matière sonore, enchevêtrer des sons sans préméditation et laisser faire, agir, prendre. Advient ce qui pourra, une mélodie par exemple, d’abord amorcée, indécise, sinueuse, puis lentement émise. Nous faire écouter le bruit tapi dans la mélodie, la mélodie du bruit, celle cachée en son (tré)fond, voilà un projet passionnant que ce groupe poursuit d’album en album, comme en témoigne encore l’étonnant Feels.

Manifestement, le groupe a voulu cet opus plus abordable que les précédents. Petite concession de principe qui affecte peu leur inspiration : si Feels est effectivement plus accessible, plus accrocheur, il demeure bancal, étrange. Quelque chose résiste, une opacité persiste et la fascination que procure l’album réside justement dans cette ambivalence, dans l’indéterminé d’une forme poétique aussi séduisante que sauvage, exposée à l’imprévisible. Dans la jungle sonore d’Animal Collective, la pop, cette nouvelle venue dans leur univers, perd ses repères, la tête aussi. Toujours susceptible d’évoluer, de se métamorphoser, de chuter et de se relever, elle n’a jamais paru aussi vivante, délirante.

Feels commence debout et finit couché. La verticale cède sa place à l’horizontale. D’abord entraînant, sautillant, dansant, sexuel, Animal Collective montre un visage tubesque et imparable qu’on ne lui connaissait pas. La substance du son, la polyphonie et la polyrythmie s’organisent à partir de l’électricité des guitares, des tintements récurrents d’un piano et de denses effets électroniques, là ou le précédent album, l’excellent Sung Tongs, reposait sur une orchestration acoustique dévoyée par les machines. En découle une émotion plus directe, instinctive, témoignant d’une approche mélodique plus manifeste. Des enfants rigolent, une guitare sort de la brume, une mélodie tourbillonne, des rythmes tribaux ensorcellent l’oreille en la stimulant : le millefeuille sonore, toujours aussi complexe, laisse passer davantage d’air et de magie.

Mais alors que l’on pensait Animal Collective sur le point de signer son Deserter’s Songs, les choses changent de tournure, le tempo se ralentit, la durée se dilate, l’atmosphère devient moite, les mots découpent des perspectives plus intimistes et introverties. La musique se peuple de fantômes, les voix hantent chaque recoin, l’abstraction gagne du terrain sans délaisser le champ des émotions. Ce qui pourrait alors être une baisse de régime notoire s’avère en réalité une paradoxale aubaine : Animal Collective s’endort pour mieux nous (r)éveiller. Rompant tout schématisme, le groupe nous donne à ressentir dans la seconde partie de Feels l’envers des premiers titres, cette étoffe charnelle soudain déprise de tout bénéfice spectaculaire ou stylistique assigné. Un engagement sensible et audacieux qui appelle – interpelle – notre désir de s’immerger pleinement dans ce que l’on entend. Le langage musical devient langage des sens. Une caresse douce et joyeuse. Une vague sensorielle des plus jouissives qui nous plonge dans une léthargie hypnotique.

On le pressentait. C’est maintenant plus qu’une évidence, une certitude : Animal Collective compte parmi les plus grands groupes de ce siècle naissant.

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