Enfin libéré de sa bête, l’ex Kaiser de Guided By Voices ose signer quelques chansons mémorables d’inventivité. Même si, parfois, l’emballement prend un peu le pas sur la cohésion.
Depuis plus de 20 ans, cet homme booste de 1000% la production musicale annuelle de l’état de l’Ohio. On ne peut pas dire que le père Pollard, à presque 50 ans, ait ralenti la cadence : 26 chansons pour ce nouvel album, on n’avait plus vu (ou entendu) ça depuis 10 ans, exactement Under The Bushes Under The Stars ! Est-ce que l’ancien prof de gym a retrouvé sa forme olympique ? Est-il prêt à coiffer sur le poteau dans l’épreuve du slalom géant les athlètes des JO de Turin, comme du temps glorieux des Bee Thousand, Propeller et Alien Lanes ? On l’espère de tout coeur, car une année sans un nouveau pavé de GBV, c’est un peu comme passer le réveillon de Noël sans sapin. Affreusement triste. Depuis ce traumatisant concert d’adieu du 31 décembre 2004, des centaines de milliards de fans orphelins (fans d’Anastacia compris) guettent inlassablement sur la toile la moindre bribe d’information sur ce come-back attendu. Ce retour d’Ulysse, celui qui a résisté au charme du chant des sirènes mainstream, est un petit évènement en soi.
Soyons réalistes, jusqu’ici les albums solo de Robert Pollard passaient pratiquement inaperçus, considérés généralement – et assez justement – comme une collection de morceaux trop peu consistants pour être retenus sur un album de Guided By Voices. Un véritable exploit si l’on tient compte de la piètre qualité d’une grande partie de leur répertoire – et c’est un fan qui parle. Avec ce huitième opus solo, la donne a changé, car de nouvelle galette des légendaires GBV il n’y en aura plus. Qu’on se console vite, le plus prolifique songwriter de Dayton a certainement de quoi alimenter les bacs de son groupe jusqu’au XXXe siècle. Pour les autres, From a Compound Eye est donc le premier matériau post-Guided by Voices. D’où subsiste un point d’interrogation : digne prolongement de la plus grande sirène lo-fi ou anecdotique bouillie solo ? … suspense… … on ouvre délicatement l’enveloppe, la réponse est : oui mais non.
From a Compound Eye est certainement le meilleur album solo de Bob Pollard, un état de fait tout de même relatif si l’on tient compte de son illustre CV. Parvenu à bout de ce double album (quadruple vinyle), plusieurs états d’écoute nous traversent : on oscille entre émerveillement, ennui, satisfaction, dégoût, voire frustration. Est-il possible d’être frustré à l’écoute d’un copieux double album ? Oui, car ce disque est bien sûr trop long, certaines chansons auraient certainement mérité un peu plus de cohésion. Mais c’est également l’éternel dilemme sur lequel reposait un disque de GBV. L’apport de Todd Tobias, producteur et ancien membre de Guided By Voices, a vraissemblablement permis de faire au mieux le tri.
From a Compound Eye (Des yeux d’un insecte in french) se révèle foisonnant, toutes les facettes de son songwriting sont là : power pop, noisy/psyché, rock stadium, folksong de poche, bruitisme lo-fi, pop new wave, rock progressif… et certainement d’autres genres rock pas encore inventés s’y bousculent. L’effort donné sur le son tend vers un retour aux trouvailles lo-fi, mais produit proprement. La place réservée aux claviers est ainsi plus évidente que d’habitude, et sert plutôt bien certaines dérives pop expérimentales : (“The Right Thing”, “Flowering Orphan”).
Un bon tiers des chansons de l’album ne dépasse pas 2 minutes au compteur. Mais au-delà de cet imposant catalogue, il est assez impressionnant de constater combien le jeune retraité débusque toujours une dizaine d’idées à la minute. On ne peut pas le voir, mais cela s’entend, les yeux de cet éternel adolescent brillent toujours lorsqu’il entonne “U.S. Mustard Company” : des frissons traversent le corps. On retrouve ce chant si émouvant qui semble porté par la mélodie, comme du temps béni d’“I am a Scientist” et “My Valuable Hunting Knife”. “Dancing Girls And Dancing Men” rentre directement dans son top 100 des chansons les plus vibrantes, et dieu sait que celles-là se bousculent au portillon.
Parmi les autres bonnes choses décelées : “Conqueror of The Moon”, où la fusée Guided By Voices nous catapulte pour une virée psyché spatio-pop-temporelle ; “Love Is Stronger Than Witchcraft” mignonette pop song où Pollard s’amuse à imiter l’accent soul merseybeat 60’s. Récréation régressive, “Numbered Head” restera la pièce la plus dure écrite par le 50-Year-Old Baby, limite hard-rock, son “Helker Skelter” à lui.
Docteur Pollard est le scientifique ultime du rock alternatif US, le chercheur acharné qui a traqué toutes les formules possibles et inimaginables pour aboutir à la pop song parfaite. Il a passé près de 10 ans dans sa cave à enregistrer des démos sans que personne ne daigne le prendre en considération. Ce loser magnifique n’a jamais baissé les bras, et c’est certainement pour cela qu’il est parvenu à maintenir un niveau d’inspiration intacte. Ces égarements ont toujours été pardonnés, car ils font partie intégrante de son secret de jouvence.
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