Sorti de l’ombre tardivement grâce au documentaire « Dig », le groupe d’Anton Newcombe a signé au milieu des années 1990 une poignée d’albums passionnants.
De groupe parmi d’autres dans le marais de l’indie-rock US, le Brian Jonestown Massacre a acquis en quelques mois un statut de groupe culte. Il faut dire que Dig !, le documentaire qui l’a rendu célèbre, mérite sans conteste de figurer au top 10 des meilleurs films rock de tous les temps. Cette reconnaissance récente doit sans doute autant à la musique qu’à la personnalité particulièrement déjantée de son leader Anton Newcombe. Tour à tour fascinant et méprisable, à la fois incarnation de la liberté artistique face à la tyrannie des labels et égocentrique pathologique, la figure de Newcombe incarne dans le film d’Ondi Timoner l’anti-héros postmoderne du rock n’roll, faisant s’écrouler le vieux cliché de l’artiste maudit. Certes, ce dernier a fermement condamné cette « villification Jerry Springer-esque de sa personne » (sic). Pourtant, on pouvait le vérifier récemment au festival Meltdown de Londres : les concerts de BJM ressemblent bel et bien à des scènes du film. Même sautes d’humeurs intempestives, mêmes propos à l’emporte-pièce (du genre « les Wings sont tellement meilleurs que les Beatles, c’est le groupe que les Beatles auraient pu devenir »), mêmes insultes de pseudo-fans qui cherchent à tout prix à provoquer l’esclandre…
Tout cela éclipse malheureusement la musique, et le Brian Jonestown Massacre d’aujourd’hui risque fort de se transformer en phénomène de foire. Pourtant, les concerts continuent à en témoigner, malgré le changement de line up : BJM est l’un des plus solides groupes de rock n’roll en activité. Trouver ses repères dans sa discographie n’est pas chose aisée. Volontiers bruyant et brouillon, mettant un point d’honneur à éviter tout ce qui ressemblerait à de la perfection, le groupe se perd parfois dans un maelström sonique plus ou moins digeste. La référence sixties est évidemment constante, même si les débuts du BJM (l’album Methodrone, en 1995) semblent tout droit sortis de la vague shoegazer, très proches par exemple du premier album des Boo Radleys. On retrouvera à la fois ce tropisme britannique et cette recherche d’ambiances sonores brumeuses, aux origines diverses : du psychédélisme à la Syd Barrett aux textures de My Bloody Valentine, en passant par toute la lignée dream-pop (d’Echo & the Bunnymen à Galaxie 500). Contrairement à une opinion répandue, le Brian Jonestown Massacre n’est pas seulement une entreprise de plagiat des Rolling Stones, même si les intonations vocales de Newcombe valent largement tous les « jaggérismes » de Primal Scream…
Cela étant dit, il faut bien avouer que c’est dans le revival sixties que le BJM se révèle véritablement passionnant. De ce point de vue, ses enregistrements majeurs datent d’il y a une bonne dizaine d’années. A l’époque, la britpop est en pleine déchéance. Pathétiques, Oasis et Blur se livrent à de médiocres imitations des Beatles et des Kinks tout en prétendant incarner un nouvel âge d’or de la pop. Dans ce contexte, la démarche de Newcombe est des plus subversives : il décide d’assumer d’emblée le pillage des vieux mythes, dans l’espoir qu’il en sorte peut-être une étincelle… Dans cette entreprise, le BJM réussit au-delà de toute espérance.
En témoigne l’album très rythm n’blues Take it from the Man, qui ressemble à s’y méprendre à un album des Stones ou des Yardbirds de 1964-65. A mille lieues des gesticulations prétentieuses qui livrent leur dernier souffle de l’autre côté de l’Atlantique, Newcombe & co affichent la couleur : un massacre dans la ville de Brian Jones. Tout y passe : le son, les riffs, les percussions, le sitar parfois, et même à l’occasion l’accent anglais… Le refus de tout formatage explique le choix d’un son «lo-fi tangible » (fièrement revendiqué sur les pochettes), le caractère volontairement bâclé et bordélique des albums, et le sabotage méthodique de tout ce qui permettrait d’atteindre le succès… A noter également : le groupe met l’ensemble de sa discographie en téléchargement gratuit sur son site web. Au-delà de l’aspect anecdotique et haut en couleurs du BJM, abondamment montré dans Dig !, il y a bien là une recherche d’authenticité, un retour au son comme à l’esprit du rock des origines. Bref, le BJM est le plus punk des groupes néo-sixties.
Regardons donc d’un peu plus près ces albums de 1996-1997. Their Satanic Majesties Second Request, enregistré à l’automne 1995, est le summum de ce que peut donner le groupe lorsqu’il prend son nom au pied de la lettre. En l’occurrence, l’ambition de faire un remake de l’album mythique des Rolling Stones est claire. L’enchaînement des ambiances, dans une veine très contemplative, l’enchevêtrement des guitares, les accents indianisants (“Feelers”, par exemple, aurait facilement pu figurer sur Revolver), en font une petite merveille de psychédélisme. Ce disque sonne comme s’il avait été enregistré en 1966. Dès lors, impossible d’y voir une pose nostalgique, une pâle copie des classiques, car la différence même s’estompe. Dans une toute autre veine, on retiendra aussi l’album Give it Back ! (1997), qui constitue l’échantillon le plus représentatif du BJM en tant que simple groupe de rock à guitares, celui que tout un chacun peut voir à l’occasion des tournées. “Super-Sonic” (tiens, tiens…), Whoever u are, “Servo”, mais aussi “Not if you were the last dandy on earth”, entré dans la légende, sont emblématiques : riffs bien léchés, gros son, mélodies efficaces, le tout avec une vraie personnalité. “This is Why You Love Me” est un superbe exercice de folk-rock très inspiré des Byrds. Le duo avec Melissa Richards, “You Better Love Me Before I am Gone”, comme le déchirant « The Devil May Care (Mom & Dad Don’t)” laissent pointer le talent – trop rarement exploité – de Newcombe pour les ballades.
Cet excellent disque est presque trop bien léché pour rester l’album à retenir du Brian Jonestown Massacre. La vraie perle de la discographie du groupe s’appelle Thank God for Mental Illness (1996). Constitué en grande partie de ballades, ce disque enregistré en une journée est certes assez atypique. On y retrouve pourtant l’aspect brouillon et inachevé sans lequel BJM n’est jamais vraiment lui-même, et les éclairs de génie qui surgissent parfois dans le songwriting d’Anton Newcombe s’y trouvent davantage que nulle part ailleurs. Rendant un hommage de rigueur aux Anciens, le groupe va d’abord – c’est une constante – chez Mick Jagger (“Spanish Bee”), puis s’aventure sur les terres du Bob Dylan électrique (“13”) avant de rendre visite brillamment à Arthur Lee (“Stars”). Deux ballades country magistrales, “Those Memories” et “Free and Easy take 2” constituent le sommet du disque. Le refrain jouissif de la seconde est le parfait contrepoint des paroles sombres de Newcombe : « Early in the Morning / I went walking in the rain / Hoping it would cleanse me / of a deep and awful pain / I’m feeling free and easy / Feeling easy while I can ». Il faut ajouter au tableau deux petites ballades folk inoubliables dont les spectateurs de Dig ! se souviennent sans doute : “Ballad of Jim Jones” et “Cause I Love Her”. Le tout se clôt par un enchaînement désorganisé (on n’ose appeler cela un medley) de 33 minutes : une bonne dizaine de minutes de bruits de rue et de harangues de prédicateur (oecuméniques, apparemment) laissent place à une série d’excellentes pop songs contemplatives, à mi-chemin entre la chute de studio et le classique incontestable. En clôture des notes de pochette, Anton Newcombe déclare : « La musique populaire d’aujourd’hui est vraiment en bonne forme – du moins la partie représentée par ce projet. Elle a de la sagesse, de la force et de l’harmonie. Elle a de la beauté, du lyrisme et du sens, et surtout cette qualité d’attraction qui conserve la forme, et la musique du Brian Jonestown Massacre parle pour davantage que le moment, ces chansons sont pour tous les temps » (sic). A écouter cet album, on se dit que pour une fois, le délire mégalomaniaque d’Anton Newcombe n’est pas en décalage complet avec la réalité.