Ce trio d’iconoclastes revisite les fondements du hip-hop pour bâtir sans fioritures une musique bouillonnante, tranchante et magnifiquement inventive. Un sommet incontournable pour tout amateur de hip-hop aventureux.


Il aura fallu du temps pour que la musique libertaire contenue dans You Figure It Out résonne au-delà des frontières, franchisse l’atlantique et parvienne jusqu’à nous. Deux années exactement, soit une éternité en matière de sorties discographiques. A ce propos, on saluera comme il se doit le label Hyena, pour son admirable travail de défrichage, et Night & Day qui, après avoir sorti de l’ombre le blues solitaire de James Blood Ulmer (Birthright), distribue ce premier album de Iswhat ?! en Europe. Formation née en 1997, à Cincinatti, ce trio composé de Jack Walker (saxophones et flûte), Napoleon Maddox (MC et Human Beat-Box) et Matthew Anderson (contrebasse et scat), a manifestement traîné ses guêtres dans les boites à jazz, beaucoup écouté Charles Mingus (plusieurs fois cité sur le disque), l’Art Ensemble of Chicago et bon nombre d’albums de free jazz issus des années 60. Repérés sur scène lorsqu’ils ouvraient ardemment les concerts de DJ Spooky, The Roots, Bilal, Antibalas ou Big Daddy Kane, les trois musiciens de Iswhat ?! ont rapidement marqué les esprits avec leur mélange détonant de jazz acoustique improvisé (joué plutôt que samplé), de spoken world poético-engagé et de hip-hop primitif.

Restait ensuite à faire transiter sur disque cette formule hybride et atypique, ce jazz-hop mettant à mal les respectables catégories entre musiques expérimentale et populaire. Dire que le résultat est au-delà de nos espérances relève du constat objectif plus que de l’emballement euphorique. You Figure It Out compte en effet parmi les albums les plus passionnants et intelligents de la scène hip-hop de ces dernières années. On cherchera toutefois en vain chez Iswhat ?! une posture arty ou intellectuelle ostentatoire : le trio sert la musique – et non l’inverse -, une musique vivifiante, urgente, inventive, ouverte à tous les dialogues. Pas de place ici pour le superflu, ni pour le déballage gratuit de savoir ou de techniques.

Enregistrés dans des conditions live, les morceaux de You Figure It Out sont restitués avec un son brut, dense et hyper-réaliste, ce qui est déjà en soi une manière de se positionner par rapport aux productions par trop léchées de la scène hip-hop actuelle. Alors que l’on nous annonce très prochainement la disparition de l’objet/support cd, avec comme corollaire la mise en berne de la qualité audio (inhérente à la dommageable compression des fichiers mp3 – un point rarement évoqué, symptôme d’une époque où la quantité supplante la qualité ?), il est fort appréciable pour les amateurs de musique dont nous sommes, pour ne pas dire essentiel, que des albums fassent perdurer un tel souci de rendu sonore. Un rendu qui, quoi que l’avenir nous réserve, n’a pas de prix. Spatialisation et mise en relief des instruments, réalisme des textures, précisions des détails rythmiques, You Figure It Out en met plein les oreilles sans les agresser, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

Le troisième titre de l’album, le bien nommé “Concussion”, en est une imposante démonstration. Ce morceau est construit à partir de tout un jeu de rythmiques vocales et instrumentales qui se répondent et sont situées différemment dans l’espace : tout d’abord Napoelon Maddox, hallucinante boite à rythmes humaine, se cale sur la batterie enlevée de Hamid Drake (un des nombreux invités de l’album), puis un rideau de distorsions sonores transfert ce palpitant échange dans un autre lieu, en retrait, qui résonne comme une cave, avant que ce dialogue inouï voix/batterie revienne au premier plan, etc. Cette façon d’utiliser l’espace et la stéréo montre à quel point la musique de terrain de Iswhat ?! s’imprègne des endroits où elle est conçue et en restitue l’atmosphère si particulière.

Une attention portée à la mise en espace des instruments qui est perceptible aussi dans la prise de son de la contrebasse de Matthew Anderson. Imposante, chaude, ronde, pulsatile, enregistrée très en avant, elle communique une énergie à la fois charnelle et tranchante. Comme sur le stupéfiant “Parachutes” où elle met en mouvement la dynamique élastique du morceau. Les autres instruments tournent autour, emportés dans son sillage. A l’image des cuivres qui font office de rumeur, vont et viennent, grondent, enflent et retombent. Ou du flow souple et puissant de Maddox, plus sagace que technique, débitant avec maestria des textes perspicaces, comme on aimerait en entendre plus souvent, éloignés de toute condescendance partisane.

A l’instar des trop rares Cannibal Ox ou de Saul Williams, Iswhat ?! est à la recherche d’un langage musical épuré, populaire mais exigent, où les trouvailles sonores et les mots priment sur les moyens financiers. Faire beaucoup avec peu, tel est le credo du groupe. Sons, rythmes, flow : Iswhat ?! revisite sans ambages les fondamentaux du hip-hop, comme au premier jour, en faisant du corps et de ses possibilités (vocales et insrumentales) le vecteur afro-américain contestataire de leur musique. Pas ce corps de parvenu bodybuildé enchaîné aux diktats du commerce et arborant son illusoire réussite au volant de grosses bagnoles ou aux bras de bimbos siliconées, mais bien ce corps libéré et jouisseur, plus soucieux de lutter contre les conservatismes que de s’enrichir.

La dimension physique de cette musique, proprement engagée, est essentielle et explique sans doute en grande partie le peu de place accordée à l’électronique et aux machines. On aurait donc tort de voir dans ce retour à un son acoustique une simple nostalgie de l’âge d’or du hip-hop. Mettre en branle ce corps (physique et social), se frotter hic et nunc aux instruments est au contraire pour les musiciens de Iswhat ?! le meilleur moyen de s’affranchir des stéréotypes du genre, de déchirer le rideau des convenances en s’impliquant physiquement dans cette remise à plat des choses. Le passé n’est alors convoqué que pour être dépassé et transcendé. Une définition possible de la modernité.

– Le site de Iswhat ?!.

– Le site de Hyena.

– A écouter : “Parachutes”.