Derrière un titre des plus banals, ce nouvel opus marque le grand retour du parrain de la prose punk guitaristique. Un disque de chansons qui reflète l’éclectisme de sa carrière solo, marqué par une science du manche intacte.


Cela fait presque 15 ans que la Fender Jazzmaster de Tom Verlaine ne s’était pas aventurée dans les couloirs étroits d’un studio d’enregistrement. A vrai dire, avec près d’une dizaine d’albums échelonnés sur 30 ans de carrière (Television inclus), on ne peut pas affirmer non plus que l’instigateur de Marquee Moon soit une bête de productivité. Son dernier fait d’arme discographique fut de produire Sketches For My Sweetheart the Drunk (1996), l’album avorté – et renié – de feu Jeff Buckley. De quoi calmer les ardeurs pendant un bon moment… Depuis, silence radio (on devrait plutôt dans ce cas précis signaler « silence TV »).

Et puis voilà trois ans, Verlaine a rebranché son antenne pour capter l’appel du public. Avec ses vieux acolytes de Television, il s’est produit à travers les continents, dont une halte discutée au Bataclan en 2004. D’humeur exécrable ce soir là, Verlaine prétexta un problème de branchements sur ses pédales d’effet, entrecoupant le set de longs silences de réglages, s’arrêtant parfois de jouer brusquement en plein solo foudroyant pour retourner bidouiller son pédalier. Dans la salle, c’est la consternation. Derrière lui, Richard Lloyd et le reste du groupe demeurent imperturbable, limite vaccinés contre ces caprices infantiles. Difficile dans ce cas de figure, pour l’une des paires rythmiques les plus fondues et sophistiquées de l’histoire du rock, de rentrer en symbiose, même si l’on sauvera de la prestation un “Marquee Moon” dantesque (mais comment être franchement déçu par ce morceau mythique ?). Vers la sortie, quelques mots pas tendres fuseront : « Alors c’est ça Television ? ».

Trop longtemps reclus, Verlaine aurait-il attrapé le syndrome de la « Loureedite aïgris » ? La réactivation de sa carrière solo n’ameutera certainement pas les foules, et devrait encore moins attirer un nouveau public. Et pourtant, cet adepte chevronné des frettes vient de sortir coup sur coup deux albums très dignes : d’abord ce disque de chansons Songs and Other Things de très bonne facture et un autre instrumental, plutôt inspiré, Around.

Si la marque de fabrique du parrain punk de Manhattan n’a que très peu mué depuis la fin de Television, l’écriture et son jeu virtuose demeurent encore exceptionnels. Quelque part entre la brillance rock de Dream Time et les explorations de manche de ses opus instrumentaux (Warm & Cool), ce onzième opus est copieusement fourni. Peut-être même un peu trop – comme il est souvent de coutume pour des disques renouant après une longue absence. Du fait de ce surplus, les fameuses progressions d’accords pyramidales prennent un peu plus de temps à être déchiffrées mais valent la peine de s’y aventurer. Son vieil acolyte Fred Smith vient tendre quelques lignes de basse sur l’instrumental inaugural “A Parade in Littleton”. Et subitement, c’est comme si tout un pan du rock new-yorkais réapparaissait intact, en pleine face, comme par magie. Ce jeu si fluide et original, croisant jazz, pop, l’attitude rêche du punk et brassages world n’a rien perdu de sa légitimité.

Songs and Other Things est dominé par des bases rock en trompe l’oeil, prétexte à sérieusement compliquer les variations d’une mélodie au demeurant toujours limpide. Cela se vérifie sur “From Her Fingers”, un up-tempo vigoureux, qui prouve que les crampes et autres ampoules aux doigts sont aux abonnées absentes chez cette race de guitaristes. C’est d’autant plus flagrant sur “Heavenly Charm”, une rampe bluegrass propice à lancer un pont où se déchire l’un des rares solos saturés du disque. Afin de rompre tout malentendu, il faut insister sur le fait que les albums de Verlaine ne s’adressent pas aux techniciens de la six-corde en quête de démonstration purement égoïste. Tout n’est affaire ici que de recherche de sentiments harmonieux.

Doté d’un riff brut binaire et de quelques cuivres bien sentis, “All Weirded Out” est l’attaque rock la plus persuasive du lot. D’autres textures plus âcres et déambulatoires sont parsemées, tel ce “Orbit” tournant autour de mystérieuses clés hispaniques et autres claviers morbides. “Shingaling” et “The Day on You” (où Verlaine s’amuse à faire sonner sa guitare comme un Koto) entraînent quelques collisions de genres, notamment quelques gammes orientales dont on le sait depuis toujours friand.

Enfin, Verlaine nous gratifie de trois ballades magnifiques, à réveiller tous les cadavres du CBGB (“Blue Light”, “The Earth Is in the Sky”, “Lovebird Asylum Seeker”). Au contact de ces joyaux de sensibilité, les fameux trémolos de voix un brin maladroits du guitariste se font ultra-sensibles à nos oreilles. En dépit d’un caractère peu commode, Tom Verlaine demeure par son inspiration la classe et l’élégance personnifiées.

-Tom Verlaine sur le site de Thrill Jockey