Avec ce sixième album, le duo de laborantins sonores Matmos rend hommage à dix icônes de la culture gay en dressant autant de portraits musicaux foisonnants et ingénieux. Une réussite majeure.


Après la guerre civile, voici venu le temps de la paix des âmes, du recueillement bien mérité à l’abri des turpitudes du monde agonisant. Du moins, le croit-on. Car Martin Schmidt et Drew Daniel, les deux membres qui composent Matmos, ne sont pas vraiment du genre à se lover dans un canapé douillet et à s’enorgueillir de leurs conquêtes passées. Si la guerre et les mutations historiques de The Civil War (2003) font place dans The Rose Has Teeth in the Mouth of a Beast à la culture (underground), ce n’est aucunement à une pompeuse célébration de figures canonisées et ripolinées que se livre le duo d’iconoclastes californiens. Chez Matmos, le geste musical n’a rien d’une sinécure, et n’est jamais très éloigné d’une forme d’engagement individuel irrévérencieux, moral et physique, qui outrepasse le seul domaine musical, sans cependant dériver vers une forme d’idéologie ou de revendication nébuleuses.

Comme les précédents albums du duo, The Rose Has Teeth in the Mouth of a Beast résulte d’un parti pris conceptuel : dresser dix portraits sonores de personnalités excentriques vénérées par Martin Schmidt et/ou Daniel Drew ; dix noms qui leur ont ouvert les yeux, lavé les oreilles, excité les méninges, fait battre un peu plus fort le palpitant et remué les jambes. Soit, par ordre d’apparition : le philosophe Ludwig Wittgenstein, le DJ Larry Levan, la féministe Valérie Solanas, le pianiste Boyd McDonald, le réalisateur pornographe James Bidgood, la romancière Patricia Highsmith, le musicien punk Darby Crash, le pionnier du home studio Joe Meek, l’écrivain William S. Burroughs et le roi Ludwig II de Bavière. Tous ont en commun d’avoir incarné, à un moment ou l’autre de leur vie – parfois courte -, souvent dans la souffrance et les pleurs, des figures homosexuelles douloureuses – pressenties ou avérées. Des icônes de la contre-culture devenues aujourd’hui emblématiques d’une volonté d’affirmer, par le truchemement de l’art, sa différence au sein d’une société recluse sur ses principes rassurants ou ses moeurs officielles.

Ce concept de biographie musicale, surprenant et audacieux sur le papier, Matmos, comme à son habitude, parvient à lui donner vie et sens sur disque ce qui, en la matière, n’est jamais assuré d’avance (on se souvient à ce propos du projet un brin laborieux de Matthew Herbert). Très rapidement, la musique se hisse à un tel niveau de profusion et d’inventivité sonores qu’elle évacue tout soupçon de rigidité conceptuelle. Chaque portrait requiert une attention de tous les instants, fourmille de détails savoureux et de bruits concrets noyés dans un ensemble harmonique solidement agencé qui se suffit presque à lui-même. Beaucoup de genres musicaux (electronica, house, soul, jazz, musique de film, rock, world…) sont passés au tamis puis savamment mélangés et détournés pour constituer in fine une musique hybride, formellement brillante, dans laquelle tout un chacun pourra trouver son bonheur (The Rose Has Teeth in the Mouth of a Beast est un des albums les plus accessibles du duo). Les différents genres viennent en fait caractériser une ambiance ou un contexte sonore particuliers, puis se surajoutent ensuite quelques éléments « audio-biographiques » saillants qui participent d’une reconnaissance commune (on est en fait jamais très loin des clichés qui collent à telle ou telle personnalité). Matmos restitue ainsi des portraits fidèles mais extravagants, suffisamment fouillés pour ne pas se réduire à de stériles caricatures.

Le duo parvient à dégager les grandes lignes d’un récit musical plein de rebondissements, comme si les diverses facettes d’une vie étaient condensées, mélangées et, littéralement, rejouées en quelques minutes de musique. Ce sentiment s’incarne magnifiquement dans le morceau consacré à William S. Burroughs : un bruit mécanique répétitif introduit la plage musicale, puis vient se fondre un piano qui délivre les notes d’un ragtime, avant qu’un coup de feu soudain débouche sur un silence de mort, et que se fassent ensuite entendre des bruits de pas, une porte qui s’ouvre, le son d’une machine à écrire que l’on actionne, bientôt transformée en base rythmique de plus en plus échevelée, au point que viennent se greffer sur sa cadence des percussions tribales et une mélodie orientale, auxquelles s’ajoutent des déflagrations sonores que seuls des battements métronomiques progressifs viendront lentement éclipser… Voilà, résumé en quelques lignes, l’hallucinant cheminement emprunté par Matmos dans ce “Rag For William S. Burroughs”, dont les différents moments illustrent les périodes clés de la vie de l’écrivain (l’entreprise familiale et la bourgeoisie à fuir, la musique de St Louis, l’homicide de sa femme, l’écriture sous drogues, l’exil africain). Mais, ici, l’originalité de Matmos est moins à aller chercher du côté des faits narrés que dans la manière de les lier et les plier à une esthétique de recyclage qui les actualise. En eux se nichent une poésie et une vérité qui transpirent par-delà les clivages et le temps grâce à des techniques modernes de déconstruction et de collages sonores. C’est cette seule vérité – celle de la création tissée à même la vie – qui intéresse le duo et qu’il souhaite faire perdurer à l’intérieur d’un récit haletant d’une grande musicalité.

Matmos a toujours accordé beaucoup de crédit à l’authenticité de ses matériaux sonores. Mais au fond peu nous importe que la machine à écrire entendue sur “Rag For William S. Burroughs” soit une Royale Portable d’origine, ou qu’ailleurs Daniel Drew, par empathie punk pour Darby Crash, se fasse brûler à la cigarette par un membre des Germs, ou encore que le couple de musiciens fasse réellement l’amour sur “Public Sex For Boyd Mcdonald”. Il y a là une éthique et une rigueur tout à fait respectables, mais plutôt que de réduire la musique de Matmos à ces seuls effets de véracité – que l’on aurait vite fait de rendre anecdotiques -, on retiendra plutôt qu’émanent de ce formidable laboratoire de sons un langage musical passionnant, de belles mélodies partagées (sont venus se joindre à eux Björk, Antony, le Kronos Quartet ou la harpiste Zeena Parkins) et une gourmandise stylistique sans faille qui valent bien tous les discours.

– Le site de Matmos.

– Le site de Matador.

– A écouter : “Roses And Teeth For Ludwig Wittgenstein”.