Avec ce second album particulièrement inspiré, Espers hisse encore un peu plus haut son folk brumeux, sans avoir peur des fantômes qui rôdent ni des sauts dans le vide salvateurs.


Modestement intitulé II, ce nouvel album d’Espers fait suite à un EP admirable, The Weed Tree (2005), sur lequel le groupe évoluait déjà sous la nouvelle forme d’un sextet et reprenait de manière très personnelle des figures selon lui marquantes – néanmoins plus forcément connues aujourd’hui – du folk, du rock et même du punk des années 60-70. Comme la plupart de ses petits camarades de l’alternatif courant acid-folk (Vetiver, Josephine Foster, Nick Castro, Six Organs of Admitance, Currituck Co., Charalambides), la formation menée par Greg Weeks semble être née à une autre époque et cultive l’anachronisme musical avec une telle passion que l’ombre portée des nombreux référents convoqués (Fairport Convention, Linda Perhacs, Pentangle, Shirley Co) n’entache en rien sa précieuse singularité.

Si, sur le papier à tout le moins, on serait en effet volontiers tenté de considérer cette musique comme rétrograde, il s’avère en réalité qu’elle échappe assez brillamment au syndrome du « copier-coller » qui mine tout un pan du rock revival actuel. Il faut dire qu’Espers a moins pour dessein de restituer fidèlement un ton ou une atmosphère propre aux années 70, que d’en ranimer les principaux enjeux esthétiques afin de leur assurer un prolongement contemporain ou, plutôt, un impossible devenir qui constituerait pourtant la matière même de leur musique. Que reste-il du passé sinon des bribes qu’il faut tant bien que mal assembler avec des éléments plus actuels pour qu’émerge au final une oeuvre cohérente ? Tout le talent d’Espers tient dans sa façon de lier et d’harmoniser entre elles ces strates de temps disjointes, tout en pointant constamment l’impossibilité d’un retour du même.

On a beau vouloir ressusciter les morts, quelque chose se perd, échappe toujours au présent. La musique d’Espers prend acte de cette lacune. Dans II, le sens des mots est accessoire, les phrases sont réduites à des énigmes le plus souvent indéchiffrables, donnant lieu à une langue mystérieuse, à la fois poétique et atemporelle. Les mots retrouvent ainsi leur fonction originelle de sons, débarrassés du poids d’une signification à laquelle ils sont normalement assignés. Pleinement musicaux, ils sont apposés sur la toile sonore et se marient aux nombreux instruments (guitare acoustique et électrique, basse, tambourins, dulcimer, Moog, violoncelle, batterie, clochettes) dans le seul but de dégager des émotions à l’état pur qui échapperaient aux mailles de l’entendement.

L’effet d’étrangeté obtenu désigne ainsi une sorte de hors-chant fantomatique où les mots et les instruments participent d’une insolite confusion temporelle : l’archaïsme du langage baigné de sonorités médiévales renvoie au folk celtique du dix huitième siècle (voire, sur “Widow’s Weed”, à la musique indienne), tandis que la large place laissée aux prolongements instrumentaux et à une production pointilleuse, mettant en évidence chaque détail sonore, atteste d’une perception plus contemporaine de la musique (cf. le magistral épilogue post-rock à base de guitares électriques modales sur “Dead King”). Ni ancienne ni nouvelle, la musique d’Espers est les deux à la fois. Le chant angélique, principalement féminin de Meg Baird (Greg Weeks apparaissant de manière uniquement sporadique cette fois-ci), ajoute à la confusion des repères, flottant d’une époque à l’autre avec une aisance peu commune.

Cet univers indécidable, le plus souvent apaisé, mais qui réserve aussi des pics d’effroi, est parcouru de brèches dans lesquelles s’infiltrent des fantômes qui n’ont pas fini d’en découdre avec les vivants (“Dead King”). On ne convoque pas impunément les morts. Le tour de force de II, album souverain qui aspire à la lumière, est de parvenir non pas à réconcilier ces deux mondes de chaque coté du miroir, en le brisant, mais à les fondre. Par le biais d’arrangements radieux élaborant un rapport extrêmement ténu d’affinités sonores, Espers plonge dans l’abîme sans perdre pied. L’orage gronde au dehors (« Cruel Storm »), la musique bat à l’abri du monde dans une faille temporelle où il lui arrive parfois de rencontrer sa part maudite. Mais la beauté éternelle n’est-elle pas à ce prix-là ?

– Le site de Espers.