La récente sortie d’un coffret réunissant les cinq volumes de la collection « Standard Visit » (tous chroniqués dans la rubrique En marge), agrémenté d’un inédit (8 Femmes Seules & l’Echafaud), projet artistique conçu par le producteur Philippe Ghielmetti et paru sur son label Minium de mai à octobre 2006, nous a donné envie de revenir sur ce formidable projet discographique, en déclinant autant de lettres de l’alphabet que d’albums.
E comme espace
Parmi les albums de cette précieuse collection, aucun ne laisse entendre plus de deux musiciens à la fois. L’épure est de mise, comme le silence, tiers dont la présence ineffable occupe une place déterminante. Point de vide, mais un silence plein autour duquel l’échange peut avoir lieu et l’espace se matérialiser. Le silence sculpte l’espace, l’ouvre à l’infini et donne du relief à chaque instrument. Il faut écouter par exemple l’envol de la clarinette de Jean-Marc Foltz sur “Naima” (volume 5) : située à droite, elle investit une incroyable profondeur de champ sonore, balaie l’espace du lointain vers l’avant, enveloppe l’auditeur et le happe. En nous plaçant au coeur d’une musique qui respire amplement, « Standard Visit » instaure les conditions d’une écoute recueillie et attentive, au cours de laquelle se pose dans chaque détail et (dé)placement la question cruciale de la bonne distance à adopter pour être soi-même tout en reprenant autrui.
B comme bonus
Aux heureux possesseurs des cinq volumes, un sixième était d’abord offert, portant le titre énigmatique de 8 Femmes Seules & l’Echafaud, que l’on retrouve à présent inclus dans le coffret. Ce titre porte en lui une double origine : il fait référence au “Lonely Woman” d’Ornette Coleman, repris successivement huit fois par les musiciens ayant participé au projet, et à “Toute Une Vie Après l’Echafaud” de René Urtreger, figure tutélaire de cette collection de disques, qui clôt avec ce morceau ce sixième opus. Album à part entière, dont la qualité irréprochable s’accorde avec celle des autres volumes, 8 Femmes Seules & l’Echafaud alloue une présence plus importante au pianiste Stephan Oliva, l’auteur du plus beau disque (Miroirs) qui revient en duo plonger ses mains dans l’ombre du thème de Coleman afin d’en délivrer cinq versions qui sont autant de variations lumineuses.
G comme graphisme
Lignes sinusoïdales, droites, cercles, bandes, points, carrés, triangles, aplats de couleurs, rouge, bleue, verte, jaune, violette : l’esthétique des pochettes relève d’une organisation géométrique (dans la lignée de celles du label Sketch, du même Philippe Ghielmetti). Précision du trait et compositions équilibrées caractérisent aussi le jazz contenu dans chaque CD. Toutefois, la rigueur mathématique loin de figer la musique autorise au contraire son débordement. Les lignes se courbent, les couleurs se fondent, les lettres se croisent, les quatre côtés des pochettes s’ouvrent vers un hors-champ dont elles ne sont que la trace apparente. Ici, les cadres n’ont pas de bords. La musique file sans s’arrêter, fixe le temps pour mieux le confondre, passe en rayonnant et imprègne durablement l’auditeur.
P comme piano
« Standard visit » met à l’honneur six pianistes représentant plusieurs générations (René Urtreger, Marc Copland, Giovanni Mirabassi, Stefan Oliva, Bill Carrothers, Bruno Angelini) et trois nationalités (américaine, italienne, française). Sur le premier volume (d’abord intitulé Standardized), les pianos de Marc Copland et Bill Carrothers ne font qu’un, une fusion intergénérationnelle qui dépasse ce simple album et constitue une ligne directrice tout au long des cinq autres : le piano est l’instrument qui lie et relie, celui qui délivre un son commun sans émousser les particularités de chacun des musiciens. Une histoire, à la fois universelle et intime, du piano glisse ainsi d’une touche à l’autre, et dans le présent se reflète un passé vivant, en noir et blanc.
R comme reprises
En matière de reprise de standards, ce coffret constitue une somme exemplaire. Cet exercice, plus périlleux qu’il ne le paraît, nécessite de joindre l’art et la manière, nombre de musiciens omettant le premier au profit de la seconde. L’art de la reprise met en jeu une capacité d’absorption du familier visant à le transformer en particulier. La manière quant à elle libère l’art de se dire. Le respect du morceau original n’exonère ainsi pas le musicien de prendre le risque de fuir le modèle pour en redessiner les contours tout en laissant surgir une ribambelle d’émotions. A l’instar de René Urtreger, la reprise s’appréhende comme une « tentative » d’approcher le standard, d’en sonder le mystère, d’en explorer une face comme on le ferait d’une montagne, de se frayer une voie singulière avec ce mélange d’assurance, de doutes et de désinvolture qui fait les grands aventuriers.
S comme solitude
Si, sur la totalité des six albums, trois uniquement correspondent à des enregistrements en solo (ceux de Giovanni Mirabassi, Bruno Angelini et René Urtreger), tous ont en commun de laisser entendre des individualités au fort pouvoir expressif. Se dégage de ces disques un sentiment de profonde concentration et d’introspection bouleversante. Un chant solitaire d’autant plus beau qu’il peut s’entendre aussi comme un appel au partage. Never Alone a intitulé son album Bruno Angelini, comme pour indiquer que les standards sont remplis de ces bribes de vie, arrachés à la rumeur du monde, qui nous accompagnent et à travers lesquelles on se raconte. Peuplées de nos souvenirs, de nos promesses, de nos rêves mais aussi de nos peurs, ils grattent la peau de l’évidence, nous regardent et habitent à jamais nos moments de solitude.
– Le site de Minium.