Éclectisme, c’est l’adjectif qui qualifie le mieux le festival val de marnais largement voué à la « great black music » américaine et à ses connexions actuelles. En marge de l’hommage rendu à John Coltrane (pour le quarantième anniversaire de sa disparition), la Pinkushion Team s’est penchée sur sa programmation jazz & hip-hop ouverte à tous les vents pourvu qu’ils soient libres et vivifiants. Récit en quatre actes.
Acte I
« Face Candy » / La Théorie du K.O., Cachan, mardi 30 janvier
Première soirée jazz/hip-hop à Sons d’hiver avec un power trio en provenance de « l’effervescente scène de Minneapolis ». Débarque Eyedea, grand type facétieux coiffé d’un bonnet qui invective le public de son spoken word halluciné ou se fend la poire comme un gamin en écoutant le travail de ses partenaires : Casey O’Brien, bassiste au style nerveux répondant aux déflagrations inventives du batteur J.T. Bates. Le langage de ces trois-là, libre et radical, procède autant de la performance que du concert mais la sauce ne prend pas totalement car le set souffre d’un manque de chair criant et ne peut dissiper le souvenir fascinant d’IsWhat?! (autre trio hip-hop free jazz de Cincinnati) aperçu un an plus tôt sur la même scène.
Puis, c’est au tour d’une nouvelle formation « cross over » de prendre le relais. La Théorie du K.O. réunit autour de D’ de Kabal, slammeur phare de la scène indé parisienne, quelques francs-tireurs comme Marc Ducret, immense guitariste de musiques improvisées, Franco Mannara aux machines, la batteuse Alix Erwande et le bassiste dub Professor K. On assiste à une drôle de fusion des vocabulaires propres à chacun des musiciens. Marc Ducret, en serpent venimeux enroulé autour de sa guitare-proie, joue parfaitement son rôle de perturbateur par ses interventions dissonantes. Franco Mannara, déjà aperçu derrière le Spoke Orkestra, s’occupe du design sonore et se transforme en chanteur de hard FM le temps d’un titre délirant. Au milieu, la poésie de D’ de Kabal peine un peu à exister. La faute à un flow monocorde qui contraste avec les audaces stylistiques de Ducret, véritable vedette de la soirée. Cette Théorie du K.O., aussi séduisante soit-elle, n’a pas encore trouvé tous les bons réglages.
Acte II
Rocé/ Mike Ladd & Vijay Iyer, Choisy le Roi, vendredi 9 février
C’est la deuxième fois que je croise Rocé avec Archie Shepp. La première fois, le premier était l’invité du second soit exactement le contraire de cette soirée. Depuis son premier disque paru en 2001, Rocé s’affirme comme un rappeur exigeant et solitaire qui cherche à tirer le hip-hop vers le haut. Entouré d’un DJ et d’un contrebassiste, il rejoue son disque Identité En Crescendo dans un set sobre et efficace quoique un peu statique. On retrouve le flow lourd du rappeur et l’on se dit que chez lui la virtuosité est plus à chercher dans les textes que dans la manière de les scander. Les titres s’enchaînent à toute allure et font mouche à chaque fois. Le public applaudit chaudement la rime du MC. Archie Shepp, en guest star, vient parachever ce concert promenant sur le public son regard de poisson entre deux giclées de sax savoureuses. Standing ovation pour l’un des vétérans du free jazz qui salue le public d’un poing levé attendu. Standing ovation pour les mots uppercuts de Rocé. Frissons dans la salle. Mission accomplie.
Suite de la soirée. Qu’attendre de la réunion entre un MC inclassable et un pianiste de jazz virtuose ? Au minimum un set déroutant. Sur le programme distribué en début de soirée, la présentation de cet oratorio contemporain inédit, la deuxième création de Mike Ladd et de Vijay Iyer après In What Language il y a deux ans, paraît plutôt absconse. Difficile de se projeter à l’avance dans ce qui se trame sur scène au milieu des techniciens empêtrés dans un enfer de câbles. Les spectateurs se rassoient, la lumière tombe et le spectacle commence. Un peu aride au début, il devient assez vite passionnant sous l’impulsion du pianiste commandeur et des deux autres vocalistes de l’affiche, Pamela Z et Guillermo E. Brown. Airs d’opéra dévoyés, spoken words hallucinés, soul music groovy, drones… ce concert produit une musique mutante pleine de chausse-trappes et de pistes aventureuses avec ses moments d’euphorie et d’humour décalé, comme cette danse de pachyderme robotique entamée par Mike Ladd. Oeuvre cérébrale et caustique, Still Life With Commentator sait aussi se montrer ludique, ce qui en fait incontestablement son succès. Superbe soirée.
Acte III
DUM DUM/ La Campagnie des Musiques à Ouïr & Eric Lareine, Ivry-sur-Seine, mardi 13 février
Quel est le point commun entre la BD, le polar, le slam ? DUM DUM, bien sûr ! Felix Jousserand, slammeur parisien membre de Spoke Orkestra, s’est associé au compositeur Vincent Artaud pour écrire un polar musical chic et claustrophobe, pétri de référence au pop art et à notre société audiovisuelle. Ce qui réjouit d’emblée dans cette démarche, c’est le télescopage réussi entre un canevas musical rock et l’écriture cinématique de Jousserand. On accroche d’emblée aux morceaux comme au déroulé d’une enquête policière en suivant les aventures de la mystérieuse Sidonie, personnage récurrent et énigmatique. La précision maniaque des mots nous transporte au-delà du périphérique dans une zone incertaine peuplée de témoins oculaires, de coupures de journaux et de rumeurs sordides. Fasciné par ce tourbillon poétique qui sample le réel, on perd progressivement pied – le dénouement n’ayant que peu d’importance – pour se laisser porter par le mystère poétique de ce Mulholland Drive de banlieue. Bel ovni !
Imaginez ensuite une scène transformée en piste de cirque ou en salle de music-hall décatie à moins que ce ne soit en ring de boxe. Au milieu trône, impérial, un clown triste à l’expressivité fascinante. Autour de lui, deux énormes trompes free barrissent tandis qu’un quatrième larron espiègle tape sur tout ce qu’il trouve. Vous aurez alors une idée de ce qu’était cette soirée avec la Campagnie des Musiques à Ouïr invitant le baladin Eric Lareine. Le dadaïsme musical des uns répondant à la poésie absurde de l’autre dans un joyeux imbroglio de formes. Avec une virtuosité délirante, ces quatre artistes réussissent à faire naître un univers aux confins de la musique, du mime, du conte et du théâtre. On y croise les silhouettes de Mohammed Ali et d’Elvis Presley, on recueille les confidences d’un transsexuel ou d’un roi solitaire sur des effluves de free jazz, de fanfare balkanique, de music-hall ou de rock’n’roll. Impossible de rester insensible à la drôlerie de ce concert et à sa férocité. Voici pour moi la plus belle surprise de ces quelques soirées passées à Sons d’Hiver, aussi jubilatoire que les prestations solo d’un Bernard Lubat en roue libre.
Acte IV
The Ex / Tortoise, Créteil, vendredi 16 février
Seule incartade rock de ce festival, cette soirée rassemblait à la Mac de Créteil deux formations phares en leur genre. D’un côté la radicalité punk des Hollandais de The Ex, toujours actifs après presque trente ans d’existence, de l’autre le post-rock altier des Américains de Tortoise.
Drôle d’impression que de voir ces quinquagénaires mettre le feu à une salle assise. The Ex ne s’embarrasse pas des convenances et semble tout aussi inoxydable face au temps qui passe. Au menu : accords déglingués, textes militants, rythmiques de forgeron et ça marche ! Le public, varié, adhère. Les plus jeunes se lèvent et se massent au pied de la scène. The Ex jubile. Malgré le niveau sonore très élevé, il est difficile de résister à l’énergie intacte de ses vétérans comme au combat de cerfs que se livrent les guitaristes appliqués à sculpter un mur du son bruitiste. Chaude ambiance.
Élevée au rang de dieux d’un Olympe post-rock, la formation de Chicago qui avait fait le déplacement en France pour ce concert unique était très attendue. Il est vrai que leur musique instrumentale très narrative possède une puissance onirique envoûtante. Pourtant, face au schéma répétitif des compositions, l’ennui me gagne assez vite et je finis par ne plus trop savoir pourquoi Tortoise est tant adulé. Aux termes d’un set ronronnant, le groupe est rejoint sur scène par The Ex avec qui il avait déjà gravé un disque peu convaincant (The Fishertank en 1999 sur Konkurrent). Ce rappel confirme que ces formations n’ont décidément rien à se dire. Fin de concert stérile avec quand même la satisfaction d’avoir assisté à un combat de titans et à une performance commerciale de la part des organisateurs puisque le concert se joua à guichet fermé.
– Le site de Sons D’hiver