Né à Genève, Nicolas Julliard, alias Fauve, a sorti l’année dernière un prometteur premier album de pop décomplexée. L’emboîtement de styles, le songwriting échevelé, l’articulation d’un projet élaboré et ludique dessinent en creux le portrait d’un prodigieux talent musical, que nous avons souhaité rencontrer afin de lever le voile sur les mystères d’une telle réussite.


Pinkushion : On t’a découvert en France lors du concours CQFD, organisé par le magazine Les Inrockuptibles en 2004, grâce au morceau “Cyberite” joué sous le pseudonyme de Sombre. On retrouve ce même morceau sur ton premier album, mais signé cette fois-ci Fauve. Pourquoi avoir changé de patronyme ?

Fauve : A l’époque où j’ai choisi le nom de Sombre (vers 1998-99), je devais encore être dans une phase où je me disais que pour faire de la musique indé, il fallait que ça soit lent et triste… J’ai évolué par la suite, et plus ça allait, moins le pseudonyme collait à ce que je faisais. Quand j’ai été sélectionné par les Inrocks, ça a été l’occasion de préparer un album et de le faire écouter à droite et à gauche. C’est là que tout le monde m’a dit : « C’est super, mais je ne vois pas pourquoi tu appelles ça Sombre ». Alors voilà, j’ai essayé de garder un nom court (j’aimais bien Encre ou Beige, ce genre de pseudos), tout en choisissant quelque chose qui puisse donner une vague idée de la nature de ma musique.

J’ai lu que tu avais aussi joué par le passé dans des groupes plus rock et radicaux, notamment Illford. Quel est ton parcours de musicien ?

J’ai joué beaucoup de guitare (classique), et mes parents n’écoutaient pratiquement que de la musique classique, avec, dans le lot, quelques classiques de la chanson (Brel, Brassens, Boby Lapointe, etc.). Par la suite, j’ai joué pendant quelques années dans un groupe pop, inspiré par la scène anglaise, mélange des premiers Talk Talk, de Cure et des Smiths. J’écrivais déjà des chansons en anglais à ce moment-là, entre 15 et 20 ans, et de manière générale, j’ai toujours écrit des choses pour moi, en marge des groupes dans lesquels je jouais. A la fin des années 90, j’ai formé Illford avec trois amis, un groupe guitares-basse-batterie dans le style du post-rock instrumental d’alors (Slint, Rodan, Rachel’s, etc.). Je jouais de la guitare, et nous avons enregistré un seul album, autoproduit. Mais ce n’est que quand je me suis retrouvé une année seul à Paris (en 2003-04), loin du groupe, que j’ai réellement commencé à trouver mon style et à développer ce qui allait devenir Fauve… que, paradoxalement, je trouve plus «radical» dans la démarche que tous les groupes de rock auxquels j’ai participé !

Tu as la casquette d’un multiinstrumentiste, mais as-tu un instrument de prédilection ?

La guitare, bien sûr, électrique et acoustique. En travaillant à mes propres chansons, je suis revenu à la guitare classique de mon enfance, et j’adore ce son. Je serais tenté de dire la voix, aussi, parce que c’est sans doute là que ma personnalité musicale se révèle le mieux. Sinon, je cultive un amour immodéré pour le ukulélé, la botte secrète de tout songwriter ambulant.

Qu’est-ce qui t’a amené à devenir ce « songwriter ambulant », à préférer la création solitaire pour Fauve plutôt que le travail en groupe ?

La conviction, parfois douloureuse, qu’il y avait quelque chose que je ne pouvais pas partager dans ce processus, que je devais tout faire moi-même, sans faire de concessions, pour parvenir vraiment à faire la musique que j’avais envie d’entendre. Aujourd’hui, sur scène, Fauve est un groupe, mais pour ce qui est de la composition et des arrangements, je ne peux pas déléguer cela pour l’instant, j’ai une idée trop précise de ce que je cherche, et j’ai un plaisir immense à me consacrer à chaque étape du processus, composition, arrangement, enregistrement.

L’album débute par un court morceau énigmatique, comme si tu nous ouvrais une porte et nous invitais à pénétrer doucement dans ton univers. Est-ce pour toi important de mettre en condition l’auditeur, de l’inviter au voyage ?

Oui, j’aime les disques qui ouvrent des univers, qui racontent une histoire (Sgt Pepper’s, Dark Side of The Moon, etc..). J’avais envie de cette introduction pour suggérer un petit scénario, à la fois enjôleur et inquiétant : on peut l’interpréter de différentes manières, mais pour moi, il y a cette porte, puis des pas dans la neige, et quelqu’un qui coupe du bois, ça peut être une scène rurale idyllique, ou quelque chose de sordide à la Fargo (le film des frères Cohen), j’aime bien cette ambigüité.

On retrouve ensuite plusieurs intermèdes de ce type, qui me semblent effectivement avoir une fonction narrative. A chaque fois, ils nous font passer d’une strate à l’autre de l’histoire que tu sembles nous raconter…

Il y a de cela, mais plus prosaïquement, il y avait aussi le constat que mes chansons sont très courtes, et plutôt denses au niveau mélodique… J’ai ressenti le besoin de poser quelques respirations au milieu de tout cela, pour permettre de mieux digérer les choses, et que le disque ne s’apparente pas à du zapping permanent. C’est l’occasion aussi de créer de minuscules univers sonores, d’essayer des choses plus lo-fi, par exemple, qui suggèrent différentes strates, comme tu dis, différents niveaux de finition et de compréhension.

FauveLive_Medium_.jpg


En fait, il est très difficile de qualifier ta musique. C’est bien sûr de la pop, mais ici le mot est presque réducteur tant tu visites d’autres styles musicaux. Comment naissent tes chansons, as-tu dès le début une idée précise de où tu veux aller ?

J’en reste au terme « pop », pour ce qu’il recoupe historiquement. Pour moi, ce que je fais, c’est de la musique pop, comme la faisaient les Beatles ou Burt Bacharach. On peut y mettre tout ce qu’on veut, sans perdre de vue l’esprit synthétique et accrocheur d’une chanson de 3 minutes. Quand je compose, j’ai rarement la vue de l’ensemble. Je travaille d’abord la mélodie, c’est elle qui guide tout le travail harmonique. L’arrangement vient ensuite, comme les couleurs ajoutées à une esquisse au fusain.

Comment choisis-tu tes orchestrations ? le travail sonore est impressionnant, il ressortit presque au domaine pictural…

C’est une bonne comparaison, parce que je procède vraiment par touches successives, comme pour un tableau. J’essaie de définir un climat, une atmosphère, et ensuite j’ajoute un son après l’autre, jusqu’à obtenir la « pâte » sonore qui me convient. C’est comme aller de l’universel au particulier : la mélodie doit pouvoir tenir toute seule, indépendamment du contexte sonore. Puis les choses se précisent, le choix d’un type d’arrangement ancre la chanson dans un contexte plus étroit. Quoi qu’il en soit, j’aime la surprise, les effets un brin grandiloquents, alors j’essaie de susciter des rencontres sonores insolites, de varier le plus possible les manières de faire.

Composes-tu chaque morceau l’un après l’autre ou préfères-tu en « peindre » plusieurs en même temps ?

En général, c’est un à la fois, même si, en ce moment, j’ai plusieurs nouveaux morceaux composés pour le prochain disque, que je joue guitare-voix, mais qui attendent encore d’être arrangés.

De prime abord, ton album peut paraître décousu, les styles se suivent sans vraiment se ressembler, puis, au bout de quelques écoutes, on perçoit des liens, des arrangements qui se répondent…

J’espère qu’il y a une cohérence, parce que je ne cherche pas à faire le malin en multipliant les styles de manière gratuite. Pour moi, tout est lié par ma manière d’écrire des mélodies, le reste n’est qu’une question d’habillage. Et j’aime l’idée d’avoir une garde-robe généreuse. Mais il y a bien sûr des sons que je préfère à d’autres, et des climats qui m’obsèdent. L’unité de tout cela, c’est sans doute le caractère rêveur et aquatique de mes arrangements.

Cette façon de butiner d’un genre à l’autre me rappelle dans l’esprit certains albums de Caetano Veloso (dont Livro), une de tes sources d’inspiration ?

J’adore Caetano Veloso, un immense compositeur et chanteur. C’est quelqu’un qui a, comme beaucoup de chanteurs brésiliens, une très haute idée de la chanson populaire, qui n’est pas un simple divertissement idiot, mais qui a une portée poétique, politique ou philosophique. Comme lui, j’aime la diversité des genres. Le monde de la pop est la plupart du temps très ennuyeux, car la norme, aujourd’hui, c’est de faire un disque sur le modèle d’une seule chanson. Pas étonnant que les internautes n’achètent plus d’albums, puisqu’ils sont morts depuis longtemps. Je veux dire par là qu’un artiste qui décline la même formule sonore sur la longueur d’un disque doit avoir beaucoup à dire pour que cela tienne la route. Un Brassens peut se permettre d’avoir toujours le même son, mais pas une Carla Bruni.. quel ennui ! Et cela n’affecte pas que la variété grand public : aujourd’hui, la plupart des groupes indé ont un seul son et n’en dévient jamais. Comme si la personnalité ne tenait qu’à ça. J’ai toujours préféré les disques qui s’éparpillent, qui tentent plein de choses et qui justifient leur longueur par la diversité des climats proposés. Certains trouvent le double-blanc des Beatles incohérent : pour moi, je n’y changerais rien, c’est comme ça que la fabuleuse liberté des Fab Four (j’y reviens toujours..) se montre sous son meilleur jour.

J’ai vu sur ton blog que tu avais beaucoup apprécié le dernier et magnifique album de Veloso. Pourrais-tu comme lui sortir un second album plus brut et épuré, plus rock ?

Un jour peut-être, mais pour l’heure, j’ai encore envie d’explorer le côté baroque de la pop, sans doute également en réaction à tous ces groupes de rock interchangeables qu’on nous vend comme la sensation du moment, mais qui ne font que conforter l’auditeur peu curieux dans ses certitudes molles. Il faut l’expérience et la maturité d’un Caetano Veloso pour parvenir à faire sonner le rock de manière aussi étrange et subtile.

FauveLive2_Small_.jpg


Pour revenir à Fauve, ton rapport aux références musicales se fait sur le mode du clin d’oeil, de la touche discrète. On devine bien à travers tes morceaux les musiciens que tu admires, mais en même temps tu parviens toujours à imposer un ton très singulier, en jouant de la référence comme d’un souvenir amusé. Quelle place occupe l’humour dans ta musique ?

Une grande place, j’espère. A la fameuse question de Frank Zappa « Does Humor Belong In Music ? », je réponds oui. A mon avis, l’imaginaire créatif et l’humour émanent d’une seule et même source. Pensons à Michel-Ange, à Mozart, à Wagner, à Robert Wyatt ou à Andy Partridge, par exemple. Un des plaisirs de la citation, c’est précisément la connivence qu’on peut établir avec l’auditeur, un petit clin d’oeil complice, sans tomber dans la parodie ou le pastiche.

J’ai le sentiment que tu appartiens à une famille de musiciens francophones, avec Peter Von Poehl, Syd Matters ou Patrick Watson, chez qui on retrouve une même capacité vocale hors norme, un goût certain pour les ambiances cinématographiques, des structures mélodiques à la fois alambiquées et constamment limpides. Surtout, le passé ne semble jamais un obstacle à votre créativité. Plutôt que d’en faire table rase vous l’incorporez avec beaucoup de subtilité, sans le moquer. Il est une couche parmi d’autres sur laquelle sédimente la chanson finale. Cette façon transversale de citer ses références me semble peu habituelle de ce côté-ci de l’Atlantique ?

Oui, c’est vrai que c’est plutôt rare, malheureusement. Pourtant, c’est la seule attitude positive qu’on puisse avoir, je trouve. En 2007, on peut se dire que tout a déjà été dit et s’en ficher de chercher à faire avancer le Schmilblick. Mais on ne peut pas être tout le temps dans le déni et reproduire en copie conforme le son des 60’s, 70’s et 80’s (rayez les mentions inutiles), comme si l’histoire ultérieure n’avait pas eu lieu. Ça peut être un frein de voir qu’on ne réinvente pas la roue, mais en même temps, c’est une richesse incroyable que nous avons d’avoir en héritage un siècle de musique enregistrée. L’ignorer est une attitude que je trouve moralement et même politiquement peu défendable. Entre-temps, il y a eu le hip-hop, qui a fait beaucoup pour décomplexer notre rapport au passé musical. Si on se sent obligé de puiser dans le passé, alors il faut admettre qu’il est multiple. Plus on aura de culture musicale, et plus la musique qu’on fera aura des chances de refléter cette réalité.

J’ai le sentiment que beaucoup font une sorte de complexe d’infériorité par rapport à cet héritage que tu évoques très justement et à la pop anglophone en général, ce qui n’est pas ton cas…

On part de toute façon perdants en termes de marché : un groupe américain ou anglais a un public potentiel énorme, que n’a pas celui qui chante en anglais dans un pays francophone (Cf. Syd Matters, Sébastien Schuller, Sébastien Tellier, etc.). D’où la réticence des maisons de disques, qui font tout pour promouvoir la nouvelle chanson et décourager toutes les initiatives en anglais. Mon problème, c’est que, comme Syd Matters, par exemple, ma culture musicale s’est faite en grande partie par le biais de l’Angleterre et des USA, et qu’il m’est bien plus naturel de m’exprimer en anglais dans ce style musical qu’en français.

T’arrive-t-il d’ailleurs de chanter des textes en français ?

Non, j’ai essayé mais ça ne me convenait pas du tout, et je n’ai pas l’intention de m’y mettre dans un avenir proche.

Il y a aussi chez toi une relation très forte à l’imaginaire. Cette idée qu’une chanson peut être un monde en soi pour échapper un temps à la réalité quotidienne. Cette façon d’aborder la musique est ausi assez rare chez les chanteurs francophones. Même quelqu’un comme Florent Marchet s’est essayé récemment à élargir l’horizon de la chanson française, mais son univers reste malgré tout plus nombriliste qu’il n’y paraît. Pourquoi selon toi ne parvenons-nous pas plus souvent à échapper à cette tendance ?

Peut-être parce que le français traîne cet atavisme d’une culture rationnelle, qui n’est pas aussi propice à l’imaginaire que la culture anglo-saxonne, qui sait ? C’est sans doute pour ça que je chante aussi en anglais : je ne veux pas livrer un message, mais plutôt convier l’auditeur à un voyage fait de sensations, d’émotions et de suggestions. Je vois ce que tu veux dire avec Florent Marchet, c’est vrai qu’on sent qu’il se tient au seuil de quelque chose de fou, mais qu’il ne va pas tout à fait jusqu’au bout. En France, à mon sens, ceux qui ont réussi à faire ce pas sont comme par hasard ceux que j’admire le plus, Dick Annegarn, Brigitte Fontaine, Katerine ou Albert Marcoeur, pour ne pas les nommer.

Ton album est-il (sera-t-il) distribué aux Etats-Unis ou en Angleterre ?

Pas pour l’instant, non, mais il l’est en Autriche et en Allemagne.

Est-ce que tu as d’autres sources d’inspiration que la musique ?

Le cinéma, sans doute. J’ai des goûts assez classiques en ce domaine (Hitchcock, Kubrick, Lubitsch, Godard, Resnais…) et j’adore les musiques de films. Je crois que quand je crée un morceau, j’essaie de faire en sorte qu’il puisse avoir le pouvoir évocateur de ce type de musique.

Pour finir, une question rituelle : quels sont tes cinq disques de chevet ?

La question la plus difficile, parce que ça en exclut beaucoup trop… Mais là comme ça, maintenant, je dirais:

– The Beatles, The Beatles (white album)
– John Coltrane, Crescent
– Robert Wyatt, Rock Bottom
– Richard Wagner, Siegfried
– Van Dyke Parks, Song Cycle

– Les dates de concerts de Fauve :

22 March 2007 Le Romandie, Lausanne, CH
30 March 2007 Usine à Gaz, Nyon, CH
11 april 2007 Festival Capharnaüm, Reims, F
05 May 2007 Chrämerhuus, Langenthal, CH
18 May 2007 Espace Guinguette , Vevey, CH
14 June 2007 L’Heure Bleue, La Chaux-de-Fonds, CH

– Lire la chronique de Fauve.