Double actualité pour l’Australienne, un nouvel album strictement solo et un best of. Deux façons de se plonger ou se replonger dans un univers fascinant et sans commune mesure. Du moins sur Terre.


Lisa Gerrard, l’inoxydable voix de Dead Can Dance, dit chanter ce qu’elle ressent et ce qu’elle voit. Sa voix n’est donc que l’instrument dont elle a la plus grande maîtrise. Un peu à l’image de Keith Jarrett et son piano. Lisa Gerrard est une artiste complexe, qui empile les exigences les plus ardues afin de mener à bien ses projets musicaux, comme s’isoler géographiquement de sa famille pour des durées indéterminées. C’est donc face à elle qu’elle se retrouve lorqu’elle enregistre aujourd’hui. Et l’oeuvre que l’auditeur médusé découvre à l’issue de sessions que l’on imagine déchirantes pour l’artiste est le reflet littéral de l’âme de Lisa Gerrard. C’est pourquoi The Silver Tree fascine autant qu’il terrorise.

A l’image de sa jaquette, The Silver Tree est un album noir et glacial. Lisa Gerrard revient en solo après douze ans de voyages transcontinentaux et transgenres. Et visiblement, elle n’y a pas vu que de belles choses. L’incantation sépulcrale qui transperce « Inexile », le titre d’ouverture, est un avertissement. L’auditeur peut s’attendre à être englouti corps et âme dans un univers glauque et visqueux. Ce n’est plus un chant, c’est une douleur palpable et contagieuse. Composé de tambours lointains et terrifiants, de cordes liquides, de rythmes bradycardisants, et surtout d’une voix aussi belle qu’agonisante, capable de subir tous les outrages, The Silver Tree est un monstre.

Mais il se pourrait bien que le syndrôme de Stockholm existe aussi en musique. Ce monstre est tellement énorme et puissant que sa proie – l’auditeur – se prend au jeu et se laisse guider, plongeant bien volontiers dans les limbes de sa demeure. Et ce qui explique une telle adhésion à une chose si indéterminable et à ce point dominatrice, c’est sa beauté. Car il est possible que le mot «beauté» ait été inventé pour la voix de Lisa Gerrard. Cette voix est capable de tutoyer les anges comme de caresser le Diable dans la seconde qui suit. Cette voix, plus qu’un instrument finalement, est un orchestre à elle seule. Un orchestre à même de créer des infrabasses et, à l’inverse, de monter si haut que le soleil en est ébloui. Un tel lyrisme n’est pas de trop pour décrire les capacités vocales de la chanteuse.

Tout bien considérée, l’ambiance plombée de The Silver Tree est essentiellement due à des arrangements squelettiques et à une production claustrophobe. Car, consciente d’avoir magnétisé l’auditeur, et empreinte d’une certaine humanité, Lisa Gerrard propose quelques éclairs de lumière, quelques bouffées d’oxygène. C’est le cas dans « Space Weaver » qui, tout en faisant passer les Massive Attack pour des amuseurs publics, n’aurait pas juré dans Mezzanine, album pourtant pas exactement connu pour sa luminosité. Autres pauses dans l’anéantissement de soi, le diptyque qui suit, « Abwoon » et la bien nommée « Serenity ». Lisa Gerrard y chante d’une voix splendide de douceur et de gravité, ornée d’une robe musicale translucide.

Quand elle explorait des pans entiers de la musique contemporaine ou disparue au sein de Dead Can Dance, Lisa Gerrard, en compagnie de Brendan Perry, proposait des voyages immobiles absolument scotchants. Ecrasé par le poids d’une musique dense, complexe et sans réel point d’accroche, l’auditeur se laissait emmener par le duo pour un voyage sans fin, à travers les lieux, les civilisations et les siècles. Seule, Lisa Gerrard sonde le tréfonds de son âme.

Le Best Of permet de se rendre compte de cette dichotomie. Des observations érudites avec DCD aux musiques de films (Heat, Gladiator, Ali…), en passant par des psalmodies divinatoires, Lisa Gerrard se permet tout. Certes, il est flagrant de constater à quel point l’éclectisme fait la force de DCD. Mais sans Brendan Perry, Lisa Gerrard n’est jamais déroutée. Qu’elle se fasse accompagner comme sur l’extraordinaire Duality (4AD, 1998) par Pieter Bourke dont est extraite la perle « Sacrifice », ou bien qu’elle s’aventure en solo, Lisa Gerrard est avide d’expériences, repousse toujours ses limites. Et pour parvenir à l’épure vespérale de The Silver Tree on mesure, au travers de ce Best Of, le chemin parcouru. Malgré des ambiances sonores qui, entre d’autres mains, auraient viré à la carte postale musicale (la grande bassine World dans laquelle on trouve tout et son contraire), tout est construit avec une sobriété qui l’honore. Tout est sublimé, magnifié par cette voix hors du commun. La grâce à l’état pur.

Lisa Gerrard est de ces artistes avec laquelle la musique accomplit des bonds prodigieux pendant que l’auditeur se voit grandir.

– Son site, vivement recommandé…