Après quelques EPs prometteurs, les quatre têtes chercheuses de Battles enchaînent avec le premier album que l’on attendait d’eux. Original et fracassant.


Batailles : « actions de deux armées qui se livrent combat » (Petit Robert). A l’écoute de Mirrored, premier album officiel des bien nommés Battles, après des Eps plus qu’enthousiasmants (compilés l’année dernière sous le titre EP C / B EP), les questions se posent : quelles sont les deux armées en présence ? de quel combat s’agit-il ? les instruments contre les voix ? les batteries contre les guitares ? les sons électro contre le son acoustique ? le math-rock contre le post-rock ? le cérébral contre le tribalisme ? Onze morceaux, en un peu plus de cinquante minutes, ne suffisent pas à apporter toutes les réponses, mais ouvrent suffisamment de brèches dans lesquelles se jeter la fleur au fusil.

C’est que cette bataille-là se joue sur plusieurs champs. Et tout d’abord sur celui du post-rock agonisant – qui n’en peut plus d’enterrer un rock à guitares toujours debout, quoique sur une patte, plus vraiment aussi fringant qu’on veut bien nous le faire croire, les yeux rivés sur un passé qui l’éblouit et l’empêche d’avancer. De post, ce rock n’aura finalement pas exploité toutes les potentialités que ce préfixe sous-tendait, épuisant plus vite que prévu sa capacité réflexive et versant progressivement dans un langage archi-codifié et prévisible, annihilant toute possibilité de dépassement du genre. Il fallait donc, à un moment ou un autre, remettre le feu aux poudres, taper du pied. Pas étonnant dès lors que les batteries chaudes comme la braise en soient venues à occuper les avant-postes sur la ligne de front. Même l’un des pères fondateurs du post-rock, John McEntire, l’a bien compris, lui qui a sorti dans une étonnante confidentialité avec John Herndon et Dan Bitney un album-concept percussif radical, l’étonnant Bumps, paru cette année sur le label Stones Throw et uniquement construit à partir de puissantes rythmiques. De ce point de vue, Battles n’est pas en reste : la batterie de John Stanier (Helmet, Tomahawk) constitue le centre névralgique de la quasi totalité des morceaux, impulsant une énergie toute viscérale à l’ensemble, minant constamment ce terrain du post-rock que le groupe s’évertue avec bonheur à dynamiter de l’intérieur.

Second champ d’action, celui du croisement de formes musicales, de leur emboîtement méthodique. Dessiner des lignes mélodiques, les faire se rencontrer, alterner jusqu’à plus soif les tempi, noyer dans la masse les sources vocales, circonscrire des zones sonores identifiables pour ensuite les mettre en rapport et finalement embrasser des domaines bien plus complexes à appréhender, voilà qui suffit à faire sur le papier de Battles un groupe de math rock (un genre musical né au début des années 80, aussi rappelé à notre mémoire par la présence dans cette formation new-yorkaise de Ian Williams, un des membres de l’emblématique Don Caballero), mais pas forcément un grand groupe. Pour accéder à ce statut, Battles se devait d’imposer un plan de bataille à la hauteur de ses exigences. Tout casser, certes, mais sans perdre la maîtrise de tous les tenants et les aboutissants de la révolution en marche. A bonne école, celle de son père le jazzman avant-gardiste Anthony Braxton, le cerveau du groupe Tyondai Braxton (voix, claviers, guitares et programmation) ne conçoit un morceau de musique que s’il échappe à l’orthodoxie du style dans lequel on serait tenter de le séquestrer. Voix infantiles déformées dans quelques vocoders, riffs de guitares entêtants bouclés à l’envi, basse vrombissante ou électrisée (celle, époustouflante, de Dave Konopka), breakbeats imprévisibles et ravageurs, bruits parasites revus et corrigés (ceux d’oiseaux notamment sur “Bad Trails”), touches électroniques ludiques : Battles ne fait pas du faux-neuf avec du vieux comme Klaxons, il résiste contre le recyclage stérile avec un esprit festif (des morceaux comme “Tij” ou “Tonto” sont parfaitement dansants), fond allégrement post-rock, jazz, indie-rock et électro dans le même moule avec la violence des bourreaux qui savent que, pour construire un nouveau monde susceptible de préserver les valeurs auxquelles ils tiennent, anéantir en grande partie l’ancien s’avère souvent indispensable.

A la mélancolie des ruines et l’immobilité qu’elle génère, Battles préfère la joie des brasiers sur lesquels se bâtit le futur. Et après la bataille, s’offre dans toute son ébouriffante étendue le champ des possibles. Pour la formation de Braxton, le formalisme conceptuel, la pure combinatoire ne répond à aucune logique de chapelle qui avaliserait une profondeur toute cérébrale au détriment de la dimension sensorielle. Battles a toujours la bonne idée de s’épargner les pesanteurs des théorèmes abscons tout comme la vacuité des discours fumeux où les intentions priment la réalisation. Aussi, plus qu’à celle de groupes proprement math rock, sa musique renvoie à des formations bien contemporaines qui célèbrent les pulsions, la matière et les textures (sonores, musicales) du monde, comme Animal Collective ou Liars. A ceci près que Battles affiche une technique instrumentale sans faille, un savoir-faire mélodique qui relève d’un savant dosage entre composantes harmoniques et structurelles, une conception rigoureuse de l’espace sonore qui laisse peu de place au hasard. Un palier a donc bien été franchi. Il ne suffit plus ici d’enregistrer le chaos ou de se lover à l’intérieur en regardant les étoiles défiler dans le ciel noir de ses chimères, mais bien de le dépasser en s’élevant vers d’autres cieux. D’ouvrir, en somme, grandes les portes du laboratoire afin de laisser entrer toute cette vie débordante qui s’agite dehors.

– La page Myspace de Battles.