Malgré ses 75 ans, plus de cinquante ans de carrière (son premier album paru chez Decca date de 1956) et autant de disques, Mark Murphy ne jouit pas en France d’une reconnaissance à la hauteur de sa voix, immense. Pour preuve, Universal n’a toujours pas jugé bon de distribuer par chez nous ce magnifique nouvel album, officiellement sorti en janvier, du plus élégant et raffiné des crooners américains. Deux ans après le déjà excellent Once To Every Heart, Love Is What Stays renoue avec la même formation (le trompettiste Till Bröner à la production et aux arrangements ouatés, le pianiste Franck Chastenier, le contrebassiste Christian von Kaphengst et le batteur Sebastian Merk), complétée de participations captivantes (Lee Konitz au saxophone alto, Peter Weniger au saxophone tenor, Kai Brükner et Chuck Loeb aux guitares) et, sur sept morceaux, rehaussée des couleurs flamboyantes de l’Orchestre Symphonique de Berlin dirigé par Nan Schwartz. Plus peuplé, Love Is What Stays n’en demeure pas moins aussi intimiste et intériorisé que son prédécesseur, respirant une douce sérénité que nulle perturbation extérieure ne semble pouvoir contrarier. Murphy est au sommet de son art, en a pleinement conscience, sans que cela l’autorise pour autant à faire des excès de zèle ou à se fourvoyer ostensiblement dans un quelconque maniérisme. Qu’il chante ses propres textes, ceux des autres (les reprises, pour le moins éclectiques, vont de Johnny Cash à Coldplay) ou appose ses mots suaves de grand parolier sur des compositions éternelles (signées Oliver Nelson, Michel Legrand), le chanteur au timbre grave nimbé de lumière et au phrasé bercé de bop réinvente tout ce que sa gorge, littéralement, délivre (du temps, des préjugés, des formats standardisés). Chaque chanson se vit ici comme un acte de totale réappropriation. Sans que ne soit feinte en quelques endroits l’empathie, elles sont portées par une émotion escortée de douleurs contenues, par une poignante profondeur de vue sur les choses de la vie qui ne nous laissent jamais tout à fait en paix. Surtout, leur mise en musique (à ce titre l’utilisation en contrepoint des cordes se montre constamment admirable) et en ambiance (l’alternance de climats en clair-obscur l’est tout autant) témoignent d’une quête absolue de musicalité. Si Mark Murphy devait malheureusement s’arrêter demain de chanter, nul doute alors que Love Is What Stays resterait comme son chef-d’oeuvre.

– Le site de Mark Murphy.