Un brésilien et son groupe jouent une pop-folk bricolée, aux contours psychédéliques, gorgée d’inventivité et de poésie à en faire pâlir de jalousie Devendra Banhart. Une des grandes découvertes de l’année.


Si le chroniqueur aime tant à voyager, via des disques sans frontières non référencés sur les GPS, c’est que les terres à découvrir recèlent toujours de probables trésors capables de le délivrer un temps de cette torpeur sourde qui, parfois, l’envahit lorsqu’il s’accoude à la fenêtre du monde-comme-il-va. Le Brésil, cette terre d’asile qu’il foule régulièrement avec la garantie de ne point revenir bredouille, a encore été, dernièrement, à l’origine d’une découverte saisissante. MoMo est son nom, A Estética do Rabisco son acte de naissance officiel. Une formation informelle composée de musiciens issus pour la plupart de Rio de Janeiro, réunis autour d’un leader charismatique, Marcelo Frota, plutôt bidouilleur dans son genre, un as du Casiotone aux sonorités délicieusement vintage, qui parvient à faire résonner ses états d’âme avec une absolue simplicité. Une légèreté à laquelle la gravité se mêle sans s’appesantir, un don de l’esquisse que la tentation de l’achèvement ne freine aucunement. Pas sûr que l’on entendra cette année disque plus revigorant, libre d’aller où bon lui semble, de jouir sans effort des beautés qu’il parsème au fil des titres.

Né à Minas Gerais, un Etat fédéré situé au sud-est du Brésil (lieu où a aussi vu le jour Milton Nascimento), Marcelo Frota a été habitué à voyager dès sa plus tendre enfance, déménageant tout d’abord avec ses parents à Rio, avant de migrer trois années en Angola et de retrouver avec eux à Rio, au début des années 90. Bercé à l’époque par la musique de Burt Bacharach, Sara Vaughan et Charles Aznavour, il fait ses premiers pas à la guitare et aux claviers à l’âge de treize ans, écoute beaucoup de bossa-nova. Etudiant, il part un an aux Etats-Unis, commence à s’intéresser sérieusement au rock, notamment à la scène grunge de Seattle et à Sonic Youth, tout en chantant parallèlement dans la chorale de sa fac et dans des formations de jazz ou de punk. Des compositions plein les poches, il bourlingue ensuite entre Barcelone et Rio, où il finit par intégrer plusieurs groupes animés par la même envie d’en découdre avec les formats étriqués et par trop balisés. Car, à y regarder de plus près, MoMo ne constitue pas un cas isolé. Le Brésil bouge, si tant est qu’il en ait été un jour autrement, et Frota appartient manifestement à toute une communauté de musiciens qui se croisent et échangent leurs idées au sein de groupes iconoclastes, soucieux de remettre au goût du jour la notion, tant galvaudée, de diversité culturelle. Manière de prolonger une certaine idée du Tropicalisme, dont Caetono Veloso rappelle dans son livre Pop Tropicale et Révolution (2003) que son projet fut à l’époque, dans les années 70, de « cannibaliser la beauté et la richesse extraordinaire du passé musical du Brésil, mais en même temps d’assimiler de façon éclectique les éléments les plus originaux de la pop anglo-américaine ».

A l’heure où les revivalismes de toutes sortes inondent le marché du disque, un tel mouvement n’a en soi rien de surprenant. Sauf qu’ici c’est davantage l’esprit qui se voit convoqué que le style musical ou l’engagement politique stricto sensu (ne serait-ce parce que les idéaux déclinés ne vont plus à l’encontre d’un régime militaire totalitaire). Et là où beaucoup de musiciens supposés singuliers se révèlent en fait interchangeables, l’effervescence créative observée chez cette génération de Brésiliens, dont on peine encore à mesurer l’importance tant elle est peu médiatisée, y compris en Amérique du Nord, dénote une bande décomplexée, constituée de vrais originaux. Parmi les autres figures incontournables, celle de Wado mérite d’ailleurs que l’on s’y attarde quelques lignes : le leader de E Realismo Fantástico, qui revendique l’influence de Tom Zé, incarne en effet lui aussi un esprit libre préoccupé par la marginalisation de la culture brésilienne et l’oubli de certains particularismes régionaux (à écouter l’excellent Cinema Auditivo, sorti en 2004). Déjà associé à Marcelo Frota dans le groupe Fino Coletivo – signé également chez Dúbas Musica, le label emblématique de cette nouvelle scène brésilienne -, il a composé la musique de quatre morceaux sur A Estética do Rabisco, et sa forte personnalité, soucieuse de ravauder des liens défaits entre une fibre populaire et une autre plus expérimentale, rejaillit sur l’ensemble de l’album.

De son côté, si Frota cite comme référence Caetano Veloso (difficile, toutefois, de passer outre un tel monument quand on est un jeune Brésilien aventureux), il assimile aussi volontiers sa musique à celle de la « bande à Banhart » (CocoRosie, Antony). Sans vouloir fâcher les aficionados du célèbre barbu, osons tout de même écrire ici que les bricolages poétiques de MoMo surpassent nettement ceux de son modèle. Alors que Devendra Banhart semble aujourd’hui cantonné à jouer les gourous du psyché-freak-folk-rock, au risque de la caricature et d’une surenchère dans les emprunts musicaux des 70’s, à l’endroit où l’on préfèrerait qu’aux habiles et désuets collages de clichés se substitue enfin une véritable vision d’artiste, Marcelo Frota investit d’emblée un décor (plutôt qu’un décorum) qui ne sied qu’à lui, et lui seul. Avec un naturel confondant, un bonheur de composer communicatif, duquel est écarté le ricanement ou le second degré des petits malins aux idées courtes, il enchaîne sans discontinuer des chansons fragiles, mise sur la retenue, l’intimité et la subtilité plus qu’il ne cherche à amuser la galerie en multipliant les casquettes de clown. Une approche sensible, à la fois modeste dans les moyens utilisés mais ambitieuse lorsqu’il s’agit de les exploiter à des fins expressives, focalisée sur des trouvailles d’arrangement, des astuces rythmiques et des mélodies savoureuses. Une telle conception de la musique rapproche finalement Frota de songwriters précieux à nos oreilles, comme Mike Andrews, Farris Nourallah ou Nicolas Julliard (Fauve), voire de Robert Wyatt, surtout lorsqu’il oeuvrait à l’orée des années 70.

Dans A Estética do Rabisco, la musique brésilienne traditionnelle se trouve finalement peu représentée. Pas une bossa qui ne vient par exemple dans la lumière exposer ses courbes chaloupées. Dire néanmoins qu’elle brille par son absence serait mentir. La grandeur de A Estética do Rabisco, disque ô combien épatant, tient justement au fait qu’elle irrigue en filigrane les compositions, infiltre en douceur les textures sonores, se glisse avec malice dans les plis des morceaux. Comme lorsqu’elle résonne au loin à travers la batterie et les baguettes inspirées de Bruno Rezende sur “Segredo Não se Diz”, ou quand une voix féminine (Shahla Karkouti) vient déposer sa grâce sur des refrains entêtants et se coule dans le lit des compositions. Le charme exotique qui se dégage de l’album, bien différent d’un penchant worldisant à la sauce brésilienne, baigne une inspiration folk universelle et une instrumentation somme toute basique, mais utilisée avec beaucoup de finesse quant il s’agit de rompre un équilibre languissant (les riffs de guitare électrique d’Adriano Barros sur “Comprimido” et “Sem Tempo”), de laisser cours à des apparitions libertaires (le saxophone free de “Tão Feliz”) ou de nuancer la palette sonore en recourant à des notes constamment étonnantes de guitares et de claviers apposées ici et là comme autant de touches psychédéliques réjouissantes.

Au terme d’un beau parcours, en solitaire à la craviola et au Casiotone, Frota nous gratifie d’un titre instrumental qui met en exergue ses qualités de mélodiste à couper le souffle, capable en quelques secondes seulement d’installer un climat plus complexe qu’il n’en a l’air. L’occasion une fois encore de s’ébaudir à l’écoute de l’enchanteur A Estética do Rabisco, dont on devine, sans faire flamber l’avenir, qu’il restera comme un des meilleurs albums entendus cette année.

– La page Myspace de MoMo.

– Le site de Dubas Música.