C’était il y a un peu plus d’un an, un après-midi ensoleillé de juin sur une célèbre péniche parisienne, nous rencontrions Jonathan Meiburg, le claviériste exécutant d’Okkervil River dont le groupe se produisait le soir même. Avec ce musicien passionné, l’entretien basculait rapidement sur son propre projet musical, Shearwater, dont l’impressionnant quatrième album Palo Santo était sur le point de sortir.


Nous avions alors beaucoup appris de cet entretien sur ces deux formations qui s’efforçent de réinventer l’Americana avec verve. Malgré tout, le mystère planant autour du pilier du groupe d’Austin, Will Sheff, restait entier. Juillet 2007, The Stage Names, nous donne enfin l’occasion de rencontrer ce madrigaliste aux commandes de l’une des plus ambitieuses formations folk/rock américaines du moment.

Nous l’avions déjà constaté sur scène un an auparavant, mais face à face, le détail est encore plus frappant : Will Sheff pourrait être le frère de Jonathan Meiburg. Un grand garçon très mince, dont les lunettes à triple foyer ne font qu’accentuer son allure de stagiaire bibliothécaire. Question tempérament, le « Sheff » d’Okkervil River est aussi calme que Gary Kasparov avant de commencer une partie d’échecs. A ses côtés, le batteur Travis Nelson ne pipera mot durant l’entretien, ou presque…

Pinkushion : Ce qu’on note d’emblée sur ce quatrième album, c’est la richesse, la variété des sonorités : on passe pêle-mêle du glam rock 70’s à la soul sixties.

Will Sheff : Oh merci, j’apprécie le compliment et je suis tout à fait d’accord. Je ne voulais pas me sentir restreint par Black Sheep Boy – qui est un album que j’adore – lorsque j’ai commencé à me pencher sur The Stage Names, être enfermé dans une cage. J’avais une idée précise de ce que le groupe faisait et ce qu’il était.

Sur Black Sheep Boy, il y avait cette chanson “For Real”, très importante, qui semblait un peu éclipser le reste de l’album. Cette fois, sur The Stage Names, l’équilibre semble rétabli avec l’ensemble des chansons. C’est un disque plus consistant mélodiquement que son prédécesseur.

Will Sheff : Il y a définitivement une progression. Lorsque j’ai fait Black Sheep Boy, j’avais une vision inaboutie des chansons. D’une certaine manière, je voulais un album délibérément non terminée. Sur ce nouvel album, je voulais aller vers la direction opposée, aller vers un haut degré de sophistication. Pour moi, je pense que les chansons sur The Stage Names tendent vers un certain équilibre, la façon dont elles ont été écrites est plus structurée. Ce qui n’était pas systématiquement le cas sur Black Sheep Boy. Pour résumer, le but cette fois était d’aller à l’encontre de nos petites habitudes du passé. On a essayé de rendre l’album plus agréable, généreux, en comparaison avec Black Sheep Boy qui était un disque très sombre et qui exigeait des efforts. Le challenge le plus difficile à relever fut donc d’aller dans la direction opposée. Aller vers le jour après la nuit.

Il y a deux ans, tu as entrepris un voyage itinérant à travers les Etats-Unis. Peux-tu nous en parler ?

Oui, c’était précisément au commencement de la période où j’ai commencé à écrire de nouvelles chansons. Je revenais juste d’une tournée de trois mois, très difficile, éreintante. Avant cela, nous avions fait quelques sessions d’enregistrement pour nous amuser, du matériel qu’on sortira probablement un de ces jours. Dans tous les cas, j’ai beaucoup apprécié l’esprit « sans prise de tête » qui s’en dégageait. Ensuite, nous avons fait ce road trip qui s’est terminé à New York, et c’est durant ce voyage que j’ai composé la plupart des chansons pour le disque.

Pourquoi as-tu quitté momentanément Austin ? Etais-tu lassé par cette ville ?

Non, j’adore Austin, je voulais juste un peu remuer mon esprit, me confronter à de différentes situations, voir si cela pouvait affecter mon écriture. Je voulais évoluer dans un nouvel environnement.

Et l’expérience s’est avérée concluante ?

Oui, ce fut merveilleux. C’était intéressant de pouvoir aller dans divers endroits. Et je pense que ces différentes émotions accumulées durant ce voyage ont contribué à rendre cet album plus agréable que Black Sheep Boy. La majorité des textes ont par exemple été écrits durant ce voyage.

As-tu été inspiré par des personnes que tu as rencontrées durant ce voyage ?

Et bien, je suis inspiré par toute sorte de personnes que je rencontre, de mes plus vieux amis à un simple inconnu avec qui j’ai une conversation. Ils me donnent des sentiments qui restent ancrés dans ma tête. Les gens que je connais ou que je vois sont l’inspiration numéro 1 de mon travail.

Lorsque je lis tes paroles, je pense avant tout à un conteur d’histoires, « storyteller ». Est-ce que cette définition te convient ?

J’apprécie, mais je ne suis pas vraiment en train d’essayer de raconter une histoire. Assez souvent, j’essaie dans mes chansons de développer un personnage très précisément afin que l’on puisse suivre le sens de celles-ci et se l’approprier entièrement.

En fait, ce ne sont pas de vraies histoires, mais plutôt une description, une situation, l’instantané d’un moment.

Tout à fait. Mes sujets racontent davantage ce qui est arrivé à quelqu’un un jour, ou le commencement d’une histoire. Comme une voix à l’intérieur de la chanson qui la guiderait, avec un petit côté prophétique.

Est-ce qu’il t’arrive parfois d’être le personnage de ces histoires ?

Dans un certain sens, oui. J’écris souvent à la première personne, mais cela ne veut pas dire nécessairement que c’est moi, je porte le masque d’un autre personnage. Lorsque j’écris mes chansons, je me sens très connecté avec ces gens. Je ne suis pas nécessairement d’accord avec ce qu’ils disent, ce qu’ils veulent ou pensent. J’essaie juste d’être fidèle, de rendre justice au personnage. Lorsque tu écoutes mes chansons, je ne veux pas que tu ressentes que je suis en train de les juger. J’essaie davantage de représenter ces personnages et comment certaines choses leur arrivent.

S’il y a un lien qui unit toutes ces chansons, c’est bien l’idée de spectacle, d’entertainment : ses rêves suscités, ses espoirs, ses échecs aussi…

Les chansons parlent de rêves, d’imaginaire et de vie réelle. Elles évoquent ce qui arrive lorsque vos espoirs deviennent réalité et lorsqu’ils échouent. Elles questionnent sur le sens derrière tout ça, ce que cela signifie lorsque tu y parviens ou non, mais aussi sur cette passion et cette volonté qui te portent.

Black Sheep Boy semblait déjà questionner ce sujet, notamment sur « For Real”.

Je suppose que pour “For Real” c’est probablement vrai. Il y a aussi dedans des éléments de réalité, notamment comment tu t’attaches à quelque chose de vrai. Ce qui est assez ridicule finalement, car tout est vrai dans un certain sens. Je ne sais pas si tu peux dire que quelque chose est irréel, autrement comment le nommerais-tu ? En tout cas, je pense que cet album reflète cette lueur, ce sens du rêve et de l’imaginaire, un sentiment d’enchantement. Mais sous cette apparence se cache la réalité.

Te sens-tu plus inspiré par les livres que par les songwriters ?

Il m’arrive de m’inspirer des livres lorsque je compose, mais je ne me sens pas très influencé par les auteurs. J’éprouve un amour certain pour l’écriture mais je me sens davantage proche d’un songwriter. J’aime Bob Dylan et son ambition du langage. J’aime aussi la soul-music, cette façon lumineuse dont sont articulées les émotions. En France, j’ai beaucoup pensé à Jacques Brel, il avait une manière ambitieuse de raconter des histoires avec vérité. J’aime le courage qui s’en dégage. J’apprécie Lou Reed aussi, en terme de sujets matériels et pour la façon dont certaines paroles sont parfois « stupides », mais intentionnelles en vérité. Il y a une qualité rugueuse dans ses paroles. D’autres poètes ou auteurs m’inspirent, mais pas de la même manière que les songwriters.

Travis Nelson (g) et Will Sheff (d) / Photos Pascal Amoyel

Parlons de l’enregistrement, le line up des musiciens a encore mué depuis 2005.

Cette fois encore, le line up est différent sur des points très significatifs. Nous avons passé beaucoup de temps à essayer de conserver le même groupe, ça a été très dur. Pendant longtemps nous n’étions pas bien payés, et c’est ingérable lorsque tu dois nourrir une famille… Nous avons eu beaucoup de mouvements de musiciens par le passé, le line up actuel est très récent. Précédemment, nous avons tourné pendant deux ans avec la même configuration, mais le groupe n’était pas le même que lors de l’enregistrement de Black Sheep Boy. Le line up de tournée n’était présent que sur une seule une chanson, sur l’Appendix EP. Au départ nous avons commencé comme un trio et le groupe a ensuite évolué. Brian Cassidy, notre guitariste électrique, est très présent sur ce nouvel album. Il y a aussi Patrick Pestorius, notre nouveau bassiste et Scott Brackett, qui joue du cornet, des claviers et plein d’autres instruments. Ils seront sur scène aussi.

Pour le mixage du nouvel album, vous avez recruté le batteur de Spoon, Jim Eno.

Jim est un super batteur, il nous a donné un petit coup de main, mais Brian Beattie était plus impliqué dans l’élaboration de l’album, c’était un personnage central.

Travis Nelson : (qui se réveille soudainement de sa léthargie au son du mot « batteur ») : Je pense que si Jimmy Eno avait eu de l’influence sur l’enregistrement, la batteur aurait sonné différemment.

On note un nombre impressionnant d’instruments sur les crédits du disque, c’est plus que vous n’en n’avez jamais enregistrés !

Will Sheff : (Il réfléchit) Il faut regarder sur le livret ! J’essaie de me souvenir.

Travis Nelson : il y a énormément de guitare électrique sur ce disque.

Will Sheff : La chose principale, c’est qu’il y a plus de parties de piano sur The Stage Names que sur le précédent. Il n’y avait pas d’orgue par exemple sur Black Sheep Boy, il avait disparu. Cette fois, il y a beaucoup de piano, et c’est intentionnel. Et l’autre différence, c’est qu’il y a effectivement beaucoup de guitare électrique. Par le passé, je jouais de la guitare, un peu comme un homme des cavernes, je ne maîtrisais pas parfaitement l’instrument. Mais Brian Cassidy est un guitariste accompli, sur le nouvel album ces parties sont bien plus abouties que les miennes.

Les parties de piano sonnent particulièrement très seventies.

Will Sheff : Oui, c’est très intentionnel. Nicky Hopkins est probablement mon pianiste préféré. J’aime son jeu sur les albums des Faces et de Bob Dylan, voire les Rolling Stones. Cette manière un peu maladroite et bluesy, mais toujours très lyrique.

Je pensais aussi beaucoup au Neil Young d’After the Gold Rush.

Oui, absolument. Spécialement, la manière dont Nils Lofgren jouait sur ces albums, il avait un style très intéressant. On a essayé de s’en approcher.

Jonathan Meiburg joue du piano au sein d’Okkervil River. Il a aussi son propre groupe, Shearwater, dans lequel tu composes parfois. Est-ce qu’il y a une sorte de compétition entre vous ?

Will Sheff : Jon et moi sommes amis de longue date. On se débrouille assez bien et nous travaillons très souvent ensemble. Je pense qu’il doit y avoir entre nous un petit peu de compétition amicale, dans le sens où nous recherchons chacun en quelque sorte notre propre voie. Parfois Jon joue quelques chansons et cela me met en colère contre moi. Du genre, « Je suis dégoûté que tu écrives d’aussi bonnes chansons. Mais que fais-tu, bon sang ? » (rires). J’éprouve ce même sentiment lorsque je vois Shearwater accomplir certaines choses que nous avons un peu ratées (rires). Mais c’est plus amical, ou plutôt je dirais une compétition joviale.

Travis Nelson : Shearwater est le propre groupe de Jon depuis si longtemps. L’année dernière, chaque fois ça ne manquait pas, quelqu’un venait le voir et lui parlait de son « side project » en dehors d’Okkervil River. Jon a investi toute sa vie dans Shearwater, je pense qu’il voulait vraiment sortir de l’ombre d’Okkervil River.

Est-ce que tu te sens embarrassé par cette situation Will ? Le fait que le groupe de Jonathan soit souvent comparé à Okkervil River.

Will Sheff : Non, je pense que c’est seulement une question de temps. Okkervil River a sorti son premier album avant Shearwater. Les gens ont toujours quelque chose à dire. C’est parfois difficile de décrire ce que l’on écoute ou comment cela sonne à des gens qui ne sont pas familiers au genre. C’était plus facile de présenter la chose comme un side project d’Okkervil River. C’est seulement naturel, mais je pense qu’après quatre albums, cela peut devenir frustrant.

Lorsqu’on écoute chronologiquement les albums des deux groupes. On peut sentir une véritable progression. Depuis Winged Life en particulier, l’écriture a atteint un nouveau palier qui s’est répercuté sur les deux groupes.

Will Sheff : Lorsque nous avons enregistré The Dissolving Room, le premier album, nous le faisions juste pour le fun. A l’origine, nous n’avions pas dans l’idée de le sortir. C’était plus dans l’esprit « Allez au diable, tout le monde peut faire des erreurs », on enregistrait aussi de manière occasionnelle, sans but précis. Avec Winged Life, il y avait une réelle ambition. On a beaucoup donné d’amour et d’effort sur cet album. Et aussi, je pense que ce fut un moment où Jon a commencé à évoluer, avoir des idées précises sur comment il voulait faire de la musique. Sa personnalité se reflétait de plus en plus sur ses chansons.

Pourrais-tu alors collaborer sur le prochain album de Shearwater ?

Will Sheff : Je ne sais vraiment pas. Je sais seulement que nous allons jouer ensemble pendant une année.

Enfin, peux-tu me donner tes cinq albums favoris.

Will Sheff :

Bob Dylan, Blonde on Blonde

Velvet Underground, White Light/White Heat

Rolling Stones, Beggars Banquet

Un best of de The Carter Family

Big Star, Third/sister lovers

Travis Nelson :

Cheap Trick, first record
Fleetwood Mac, Tusk
Beach Boys, Wild Honey
Travis Nelson (il réfléchit) La liste est sans fin mais ce sera tout pour moi cette fois (rires).

Crédits Photos : Pascal Amoyel