Toujours aussi indomptables et irréductibles, les quatre Animaux de New York confirment avec ce sixième album leur attrait pour la chanson pop, qu’ils tailladent à coup de machette et de rires effrontés. Encore un grand disque à mettre à leur actif.


Prenez une chanson d’obédience pop bien foutue, avec son intro avenante, sa mélodie généreuse qui vous laisse à chaque fois coi, son sempiternel refrain que vous vous surprenez le matin à fredonner dans l’ascenseur et ses couplets qui s’enchaînent comme les wagons d’un train à grande vitesse, enfin tout le tralala. Maintenant, cette chanson, mettez-là entre les mains d’Animal Collective, un quatuor d’étudiants attardés en psychédélisme, qui s’amuse autant à faire qu’à défaire sa musique et celle des autres. Que se passe-t-il ? Dès les premières mesures une improbable faune d’agités semble s’échapper d’un bocal, des morceaux de mélodie concassée se ramassent à la pelle sans que vous soyez correctement outillés à la tâche, voilà que vous vous surprenez encore à chercher le refrain alors que l’ascenseur est déjà arrivé à destination et, du couplet ou du train, vous ne savez plus vraiment d’où vient le bruit que vous entendez, hagards.

Sachez que cette chanson, “Peacebone”, existe bel et bien, elle introduit Strawberry Jam, suite idéale de l’excellent Feels – album enjoué qui montrait déjà un Animal Collectif plus abordable aux entournures. D’emblée le décor, à coups de fouet samplé, de rythmique binaire et d’électronique frapadingue, est planté : foutraque, tarabiscoté et boiteux. Pour Animal Collective, une chanson – bonne s’entend – est une injure à la rectitude. Elle vole (l’aérien “Fireworks”), rampe (le reptilien “Cuckoo Cuckoo”) ou nage (l’aquatique “Chores”). Hystérique, elle ne tient pas en place, elle a la tête ailleurs, souvent dans les nuages, procède par lignes brisées et tortueuses. Le moindre recoin est habité de présences, tantôt inquiétantes, tantôt familières, qui phagocytent toute parcelle de normalité, noient sous un déluge de sons les chemins tracés d’avance (d’un point de vue sonore, l’élément liquidien occupe encore une place de choix sur Strawberry Jam). La plupart du temps, une ligne mélodique immuable, tracée par un ou plusieurs instruments, se voit recouverte d’une multitude de bruits, matière éparse en perpétuelle mutation. Comme sur “Cuckoo Cuckoo”, où le piano demeure imperturbable alors que se greffent un tas de sources sonores plus ou moins disparates et reconnaissables qui débordent constamment du pré carré mélodique initial.

Pourquoi loue-t-on ici, depuis plusieurs années, Animal Collective comme un des groupes majeurs de la décennie ? Tout simplement parce qu’il a façonné une esthétique et un langage musical originaux, immédiatement identifiables et complexes, qui obéissent à un principe de forces – plutôt que d’idées – calée sur le pouls irrégulier de l’époque. Ce langage, d’abord difficile d’accès au moment de son élaboration au début du siècle (la différence entre le sauvage et expérimental Hollinndagain, paru en 2001 mais judicieusement réédité fin 2006, et ce dernier Strawberry Jam s’avère à ce sujet éloquente), devenu aujourd’hui beaucoup plus accessible et mature, sans perdre de son inaltérable singularité, a ceci d’essentiel qu’il est un langage des sens. On a souvent dit d’Animal Collective qu’il jouait une musique tribale, primitive. Certes. Mais ce retour aux sources tient moins d’un penchant strictement régressif que d’une envie de libérer les sensations de corps joués.

La musique, selon Animal Collective, ne se conçoit pas autrement que comme une substance organique vivante qui, constamment, se désaxe au gré d’étranges mouvements de matières et de métamorphoses musicales dont la logique, en grande partie, nous échappe. Souvent, les mots n’ont d’ailleurs pas de sens en soi dans les chansons du groupe (la plupart de leurs textes restent abstraits, voire abscons). Dans Strawberry Jam, ils fonctionnent surtout comme un vivier de tensions contradictoires, une somme d’énergies incontrôlables ou l’expression de corps désinhibés. D’où l’importance du chant et des voix dans cette musique. Chanter, n’a d’autre fonction que d’entrer en résonance avec le monde, de vibrer avec lui, de le pénétrer avec toute son intériorité, d’éclater en lui (voir les fréquents ajouts ponctuels de chants proches du cri ou les éclats de voix excentrique, à la limite de l’explosion, comme dans “For Reverend Green”). Le chant, loin de dissiper le drame d’être au monde, permet au contraire de rentrer en collusion avec lui, de l’éprouver au fond de soi. Chanter, surtout pour David Porter et Noah Lennox, c’est toujours agir, faire partie intégrante du rythme du monde en marche, battre avec lui, s’émouvoir de sa profonde musicalité, participer aussi de cette inquiétude qui nourrit ses entrailles.

Devant l’insensé contenu dans les morceaux d’Animal Collective, l’auditeur, dépourvu d’une grille de lecture définitive, est invité à lâcher prise. Et le trouble ou la jubilation suscités de provoquer chez lui un pur effet d’affect. Si, pour le groupe, l’acte de composer et de jouer une chanson renvoie à l’enfance (se raconter des histoires incroyables, nier la peur de l’inconnu, jouer sans entraves), à sa valeur émotive, le bricolage musical (faussement) hasardeux dont est banni tout savoir-faire ostentatoire n’est pas sans évoquer une certaine enfance de l’art. Dans Strawberry Jam, les morceaux donnent l’impression de provenir d’un monde disparu, d’un imaginaire collectif saccagé, d’une mémoire déchiquetée, d’autant plus perturbante qu’elle est rendue avec une sauvagerie délectable. Bordélique qu’en apparence, peuplé assurément, Strawberry Jam active en nous une familiarité perdue avec les choses et autorise quelques sentiments antagonistes enlacés à prendre corps. Une réelle naïveté matinée de sagesse se dégage par exemple de “Fireworks”, un morceau dans lequel est célébré physiquement, avec une candeur merveilleuse, grâce au chant notamment, à la fois des sentiments amoureux ardents, leur impossible viabilité sur la durée et l’acceptation nécessaire qu’implique cette prise de conscience. Que l’enthousiasme menace de s’écrouler, voilà qui n’enterrera pas cependant le plaisir d’exister hic et nunc. Tout juste la blessure fera-t-elle mesurer l’épaisseur du mensonge que les années et les rêves charrient avec eux. Au fond, les meilleures chansons c’est comme la confiture, du sucre, à l’intérieur, point trop n’en faut.

– La page Myspace de Animal Collective.

– Le site de Domino.