Effrayant et froid, Port-Royal nous offre avec ce second album l’expérience rare de nous faire danser avec nos solitudes.


Le premier opus de Port-Royal, Flares (2005), semblait s’affilier d’emblée au courant du post-rock : sonorités étirées et cristallines, construction des morceaux selon un crescendo progressif tourné vers une acmé, immersion de la mélodie sous des vagues de guitares. Musique aérienne et tourmentée, c’était dans les cieux de Mogwaï et d’Explosions in the Sky que Port-Royal avait appris à voler. A cette linéarité distendue, délayée, épurée, succède une oeuvre composite, hybride, tendue vers la création d’une musique s’arrachant des inhibitions et des atmosphères cotonneuses afin d’accoucher d’une sensualité diaphane.

D’emblée, la couverture de leur nouvel album, Afraid To Dance, révèle des enfants en plein jeu que le cliché immobilise alors que leurs regards et leurs gestes semblent tournés vers un horizon invisible, inassignable, hors-champ. Exposition de l’éphémère, multiplicité cristallisée des actions, interruption prématurée et inattendue des mouvements, la photographie, surexposée, paraît découpée dans un flux temporel dont la musique de Port-Royal sera la promesse de l’exploration. Image surannée et disparaissante, elle est l’annonce et l’illustration de l’architecture subtile du disque, de son intense cheminement.

La logique interne à la musique Port-Royal, dans ce second album, est celle des contraires. En une véritable logique de l’oxymore, du chiasme, chaque titre est ainsi l’assemblage sophistiqué de mélodies qui s’enchevêtrent et se succèdent, la collusion d’interférences inertes et d’accords dynamiques, la tension constante entre le murmure de la confidence intime et l’emportement, la précipitation de la fuite, de la fugue. Afraid To Dance est l’album du mouvement au repos, de la métamorphose et de la résurrection, celui dans lequel, imperceptiblement, chaque titre semble être un moment vers la découverte d’un territoire à la froide volupté.

Dès les premières secondes (“Bahnhof Zoo”), les notes se détachent d’un fond confus, grésillant, comme si elles devaient émerger et s’arracher d’une cacophonie primordiale afin de former une harmonie transitoire et néanmoins essentielle. Le minimalisme des arpèges, soutenu par une rythmique tourmentée et profonde, est une adresse aux vibrations de la vie intérieure, aux affres de l’âme. Dans la mouvance de l’electronica propre aux productions Morr Music (The Go find, Styrofoam, Duo 505), les mélodies sont structurées par des boucles qui se chevauchent à partir de résonances et de notes étirées dont la monotonie est rompue seulement par l’alternance des motifs (“Anya :Sehnsucht”). La musique de Port-Royal est un transport, et l’emploi de la circularité, du leitmotiv, est le détour surprenant vers l’ailleurs, vers la nouveauté. Progressivement, l’omniprésence des échos et l’obsession de la répétition des thèmes ménagent et manifestent, paradoxalement, le déferlement du fortuit (“German Bigflies”). Chaque morceau rend alors possible l’émergence de l’inattendu : rupture de tons, ou persistance de sons qui, lentement, s’accordent et forment une texture éclatante, multiplication des codas, emboîtement de mélodies et de thèmes sur une même piste, tout concourt au surgissement du contingent.

Afraid To Dance incarne dès lors une musique des contrastes, où la coïncidence des instruments à cordes (piano, guitares) qui semblent se répondre tels des sémaphores au sein d’un chaos originel, se conjoint à des rythmiques binaires et sourdes qui scandent chacun des titres. Au coeur de cette écume sonore, la polyphonie engendre ainsi la composition de temporalités différenciées, le repli du futur sur le passé, l’abolition de l’avant et de l’après. A la précipitation chaotique de notes lointaines, désordonnées et étouffées, succèdent des éclaircies de sons synthétiques (“Leitmotiv – Glasnost”), de voix évanescentes ou de rythmique binaire. Surgissement d’un monde de réminiscences jusqu’alors sédimentées (“Deca-dance”) et dont l’effervescence est comme le fil qui contribue à nous remémorer l’avenir.

Clarté des notes et limpidité des accords dessinent ainsi des trajectoires harmoniques dans un univers sonore aqueux aux résonances atonales et incertaines. Nappes de sons s’entrechoquant, modulation de voix aux langues indéfinissables et aux conversations incompréhensibles que l’auditeur ne fait que croiser. Méandres de mélodies aux infinies correspondances, Afraid To Dance, à la fin de cette traversée sonore (“Putin vs Valery”), fait jaillir le monde comme une ambiance et comme un chuchotement, et relie momentanément les êtres séparés que nous sommes, grisés alors par l’hypnotique vitesse, et l’érotisme froid qui émane de ces notes dilatées et de ces rythmiques syncopées. S’insinuant comme des volutes de fumée la musique de Port-Royal est une invitation fébrile à danser avec nos souvenirs, nos espoirs et nos désirs.

– La page Myspace de Port Royal.