Le retour de la belle du Dorset se fait sous la lumière noire. Ce disque impérial propulse définitivement PJ Harvey au firmament des très grandes chanteuses, que ce soit de rock ou non.


Nous étions avertis, PJ Harvey s’essayait au piano, au moins pour l’écriture de son huitième album. Nous avions alors pris la nouvelle avec circonspection, nous demandant vraiment ce que la rockeuse emblématique de toute une époque (les années 90), égérie d’une foule d’artistes séminaux aux caractères bien trempés (Nick Cave, Thom Yorke, Josh Homme, John Parish) pouvait bien faire d’un clavier sur la longueur d’un album. Et ce d’autant plus que Uh Huh Her, nous avait sérieusement touchés, la hargne des débuts étant revenue à son niveau le plus élevé par le truchement de guitares aussi incisives que tranchantes. Et les concerts qui suivirent aggravèrent nos blessures, frappés que nous étions par la puissance qui se dégageait de ce petit bout de femme. Nous touchions là une fée abîmée, un ange aux ailes brisées, mais une fille qui n’avait plus peur de rien et qui défiait le Monde. Nous étions donc en droit de penser que la brunette continuerait à creuser le sillon d’un rock tendu et intransigeant, sans penser un seul instant qu’elle en prendrait le contrepied total.

La réponse la voilà, elle se cache derrière cette photo de petite Amishe en fuite. White Chalk est donc cet album annoncé comme celui du retour aux fondamentaux. En fait, White Chalk paraît comme une étape vitale dans le processus artistique et psychologique de PJ Harvey. D’ailleurs, tout ici ne rappelle-t-il pas la transition, le fugace ou l’esquisse (the chalk = la craie, to chalk out = esquisser à la craie) ? Voudrait-elle signifier que sa musique n’a que peu d’emprise sur le temps ? qu’elle est friable ? à tel point que chacun de ses disques n’est qu’une étape sans rapport avec la précédente ? Si tel est le cas, c’est tout sauf un scoop tant ses albums se suivent et ne se ressemblent pas (ou si peu). Mais White Chalk est à ce point fragile, comme suspendu au temps, et tellement à l’opposé de tout ce que nous savions d’elle à ce jour qu’il semble un fantôme, un spectre, une vision. White Chalk est un éphémère attiré par la lumière mais qui se sait inévitablement condamné à l’ombre, un papillon à peine né et déjà mort, un oiseau qui va se frotter aux rayons du soleil en connaissance de cause. Dont PJ Harvey ne serait que l’âme, la voix. Pire, la conscience.

Le chant de la ténébreuse n’a jamais été aussi profond et lancinant, alternant les tempêtes terribles et les accalmies inquiétantes. On la sait capable d’éclats vocaux littéralement déchirants, et bien sûr ils ne manquent pas ici. Mais posées sur cette musique si bancale, ces complaintes en apesanteur nous fuient, nous échappent, pour mieux nous prendre à la gorge. A d’autres occasions, la voix limpide et parfaite de PJ Harvey se fait plus caressante, portée aux nues par des arrangements imposants, dont la noblesse n’a d’égale que leur profondeur de champ. Et la production méticuleuse, pour laquelle elle s’est entourée des fidèles Flood et John Parish, donne du relief, des formes à cette musique impalpable, à la fois brute et furtive, tour à tour agressive et décharnée ou alors soyeuse et déliquescente. On prend conscience combien la surenchère instrumentale n’apporte finalement pas grand chose à la force d’une chanson.

PJ Harvey vit littéralement sa musique. A moins que ce ne soit l’inverse. Habitée ou meurtrie, à terre ou voltigeant, elle est intouchable. Habillée d’une ample robe dont la blancheur aveuglante tranche avec sa chevelure de jais et son regard perdu, désespérant d’humanité, la jeune femme chante parce que quelque chose meurt en elle, et que ça dure, ça n’en finit pas d’agoniser. Pour autant, le long tunnel et la petite lumière au bout n’ont rien à voir avec ce qu’on lit dans ces yeux. Non. Ce serait plutôt l’espoir d’une vie totalement neuve, d’un ailleurs à la fois désertique et luxuriant, aussi fascinant que meurtrier si on n’y prend garde. Et la chanteuse de se livrer, en pleine possession de ses moyens, bras écartés, poitrine offerte, n’attendant plus que le dernier souffle pour enfin pouvoir cesser de respirer. Et pour pouvoir chanter, chanter encore et toujours que le Monde ne lui manque pas. Mais que nous sommes les bienvenus. C’est affreux, mais nous acceptons l’invitation de cet être aimé. Les yeux fermés.

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