Saturne avait mangé ses enfants, les Luke ont tué leurs pères spirituels. Les bons élèves du rock français littéraire peuvent désormais prendre leur envol sans regarder en arrière.
Balayons d’emblée la question qui pend aux lèvres de ceux qui attendent Luke au tournant : oui, Thomas Boulard chante de plus en plus comme Bertrand Cantat à ses débuts, mais c’est plus lié à une puissance et une tessiture vocales similaires qu’à une quelconque intention de faire comme si. Et si Luke a pris des cours à l’école Noir Désir, c’est uniquement en s’imprégnant de cette volonté orgueilleuse de lier textes stratifiés à un rock carnassier et sans frontières. C’est beaucoup, mais se contenter de s’inspirer du seul esprit du groupe de rock français tutélaire, en lieu et place d’une imitation respectueuse à la respiration près, est nettement plus à saluer qu’à blâmer. Les Noir Désir avaient en effet planté en France, quoiqu’on en dise, une liberté de ton qui ne s’est jamais sentie encombrée d’un succès commercial exponentiel. Succès qui risque bien de se confirmer assez rapidement pour Luke.
Pour le reste, Luke s’est clairement forgé une identité propre, forte. Les Enfants De Saturne, troisième album du jeune groupe bordelais, reprend les choses là où La Tête En Arrière (2005) les avait laissées, mais en en démultipliant le potentiel. Le rock est toujours rageur, chanté haut les coeurs, et puise de plus en plus dans ce qui s’est fait de mieux depuis les Pixies jusqu’à Queens Of The Stone Age – en moins génialement foutraque que les premiers, et en moins violent que les seconds toutefois. Mais Luke n’avance pas en brasse coulée dans cet immense bouillon de culture(s). Au contraire, l’évolution (la maturité ?) est franche sur ce troisième effort. On ne se la joue plus petits bras, on ne tape plus dans la terre molle. Non, ici c’est le coup de boule qui grille la priorité à la taloche, c’est la bave qui suinte et inonde la sueur. Les Luke ont pris des claques terribles par certains critiques avides de chair fraîche mais n’ont nullement l’intention de jouer les pleureuses. Bien au contraire, c’est en tendant les muscles, en garrottant les cordes vocales et en aiguisant les guitares que le quatuor jette à nouveau le gant.
Les treize chansons de cette nouvelle livraison sont presque toutes jouées pied au plancher. La guitare déchaînée de la recrue Jean-Pierre Ensuque (Autour De Lucie) alliée au verbe riche et à la voix plantureuse de Thomas Boulard fourbissent un cocktail explosif. La nouveauté, c’est une énergie sans baisse de régime qu’on n’espérait plus chez les bordelais, une rage qui n’affleure plus mais qui jaillit, donnant au rock de Luke une force de frappe qui fait franchement plaisir à entendre. Et, pour faire table rase d’éventuels sarcasmes, oui, les textes longs et à multiples lectures, dépassant largement le cadre politico-revendicatif, sont aisément portés par une musique frondeuse et frontale. Car s’il était établi que Thomas Boulard savait écrire des chansons, il manquait dans ce virage rock l’arrogance de ceux qui ne doutent de rien, la faute à la pression trop forte des images d’Epinal qui illustrent le rock en français. Et la transition entre la pop élégante du magistral La Vie Presque (2001) et la fulgurance de Les Enfants De Saturne s’est difficilement faite via La Tête En Arrière, un album étouffé par des ambitions honorables mais inatteignables à l’époque. Aujourd’hui, les scrupules croupissent dans le caniveau, la crainte de mal faire est mise au rebut, et c’est le port altier et la guitare branchée directement sur l’ampli que Luke balance la sauce.
Bien sûr, à l’instar d’Eiffel, de Deportivo ou d’Elista, on peut toujours jouer le pisse-froid de rigueur en arguant que la musique de Luke est par trop classique pour révolutionner le genre. On peut toujours leur jeter à la face que tout ça a été maintes fois entendu et qu’il serait peut-être judicieux d’aller voir ailleurs ce qu’il s’y passe. Mais pourquoi continuer à reprocher aux groupes de rock (en) français ce qu’on applaudit à tout rompre chez les jouvenceaux anglo-saxons ? Félicitons-nous d’avoir chez nous des groupes capables d’un rock’n’roll qui arrache sans vider la cervelle. Luke est devenu un groupe de morts-de-faim, affûté pour braver les foules. Et peut désormais prétendre au titre tant convoité de héraut de la cause nationale, il en a très largement les capacités.
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