Au confluent du jazz, du rock et de la pop, le son foisonnant de Rockingchair restera comme une des belles découvertes de cette année 2007, en même temps qu’il aura assis un peu plus la place du label Chief Inspector. Rencontre via le net avec une des têtes pensantes du groupe, le saxophoniste Sylain Rifflet, qui aborde les fondamentaux sonores de sa formation et nous livre quelques-unes de ses réflexions sur le groupe Radiohead et le rock. Un point de vue de jazzman qui vient compléter le dossier que l’on consacre depuis quelques mois à cette musique .


Pinkushion : Quelques mois après la sortie du premier album éponyme de Rockingchair, globalement très bien reçu par la critique hexagonale, quel regard portes-tu sur ces débuts que je suppose pour le moins enthousiasmants ?

Sylvain Rifflet : Je suis essentiellement concentré sur ce qui est à venir, j’ai le sentiment que ce premier album était vraiment un premier album, un début d’histoire, je suis aussi inquiet de réussir (artistiquement) la suite.

Rockingchair est présenté comme le duo que tu formes avec Airelle Besson, mais la notion de collectif soudé me semble bien plus primordiale. Aujourd’hui de combien de membres officiels est composé le groupe ?

Comme depuis le début, même s’il y a eu quelques changements, nous sommes six. C’est d’ailleurs devenu un « vrai » groupe depuis que nous sommes partis en tournée un mois en Amérique du Sud (ndlr : pour en savoir plus, consulter le blog du groupe, sorte de carnet de voyages agrémenté de magnifiques photos).

Quelle est la repartition des rôles ?

Pour l’instant, c’est Airelle et moi qui amenons les écritures. Je dis “écritures” car nos notes ne deviennent des morceaux qu’une fois passées à la « moulinette » de l’orchestre, donc des cinq musiciens et de l’ingénieur du son.

Justement, Gilles Olivesi a réalisé un travail de mixage remarquable sur l’album. Comment s’opère ensuite le passage/transfert sur scène ?

On cherche à conserver le son de l’orchestre, et donc à être le plus proche possible de ce qu’il est sur le disque. En fait, on a pas mal évolué depuis le disque et on a perfectionné certaines choses. Certains des effets du disque sont interactifs, et on joue vraiment avec et en fonction de ces derniers. Quoiqu’il en soit, on cherche essentiellement dans la direction du son avec cet orchestre et cela, que ce soit sur disque ou en concert.

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Quelle est la configuration instrumentale adoptée sur scène ?

Elle évolue pas mal au gré des concerts et des nouveaux morceaux. Le set de base est celui d’un quintet de jazz avec trompette, saxophone ténor, guitare, contrebasse et batterie. Aujourd’hui, je joue beaucoup de clarinette, un peu de clarinette basse, j’utilise des effets (surtout sur la clarinette), j’ai un clavier qui commande l’ordinateur et j’ai même un petit métalophone-jouet pour un morceau. Airelle joue du violon sur le disque mais pas sur scène, Guido Zorn (le contrebassiste) programme sous MacMSP (un logiciel développé par l’Ircam) et Julien Omé (le guitariste) a lui aussi une panoplie d’effets assez conséquente. Et Gilles traite tout ça via son ordinateur.

Pour votre tournée, notamment en Amérique du Sud, avez-vous écrit d’autres compositions – celles de l’album datant pour la plupart de 2005 ?

Il y a de nouvelles choses en permanence, Airelle et moi écrivons beaucoup et quasi-exclusivement pour Rockingchair (en tout cas en ce qui me concerne). On joue encore les morceaux du disque et c’est assez agréable parce que même s’ils datent de 2005 ils n’ont pas eu une très longue vie sur scène… nous avons monté deux nouveaux morceaux dans cette tournée, on a beaucoup répété, et fait évoluer certains des anciens …. surprise …

Dans Rockingchair, il y a « Rock » : quelle place occupe ce style musical dans ton parcours personnel de musicien ?

C’est purement et simplement une influence de plus. Il y a par contre dans le rock (ou la pop) des groupes qui ont changé ma vision de la musique. Il y a par exemple chez Radiohead, qui est une grosse influence pour moi, une réelle recherche sur le son que je ne retrouve nulle part ailleurs. C’est d’ailleurs autant leur démarche dans cette recherche sur le son, les mélanges, que leur musique qui est une influence.

As-tu écouté leur dernier album, In Rainbows ?

Oui, je l’écoute beaucoup, il y a de très belles choses (les plages 1 à 4 notamment), même si je le trouve moins étonnant et moins homogène que Hail to the Thief ou Ok Computer.

Il est fréquent que les jazzmen citent Radiohead comme une de leurs références. Je pense, par exemple, à la saxophoniste Sophie Alour qui a récemment dit combien Amnesiac l’avait inspirée au moment de l’écriture de son Uncaged, sorti cette année. Par rapport à In Rainbows, tout comme toi, je le trouve un peu décevant (tout est relatif, bien sûr, cela reste un très bon disque), l’aspect mélodique semble avoir été privilégié cette fois-ci, et les recherches sonores sont moins novatrices que sur les quatre opus précédents. Justement, quelle place occupe pour toi la mélodie au moment de l’écriture des morceaux ? Est-ce que tu as d’abord une idée de sons sur laquelle tu greffes une mélodie ou, plutôt, une mélodie que tu vas mette ensuite en sons ?

Ce qui m’intéresse dans ce groupe (en dehors de la notion de groupe, qui à mon sens est quasi inexistante dans le jazz contemporain, à part quelques exceptions), ce n’est justement pas la mélodie ou leur façon d’aborder l’harmonie, ce qui est révolutionnaire chez eux c’est ce travail sur les sons, les guitares, les effets, les mélanges de timbres, le mixage de leurs disques, l’utilisation des ondes Martenot, etc… La mélodie et la relative simplicité rythmique qu’il y a dans le rock (comme dans mes compositions qui, clairement, ne révolutionnent pas le genre !) sont des moyens de « faire passer » des tentatives de novations au niveau du son. Je pense en effet que tout en terme de rythme, d’harmonie ou de mélodie a déjà été fait et que la seule chose fondamentale dans la musique qui puisse encore évoluer, c’est le son. Le son à la fois des orchestres, mais aussi des instruments, grâce aux machines notamment. Aujourd’hui j’écris pour Rockingchair, et je cherche des sons nouveaux pour cet orchestre, mes morceaux ne sont donc que des prétextes à cela, le tout en essayant de construire un répertoire cohérent. C’est une démarche.

Radiohead, c’est aussi une voix, celle de Thom Yorke. Est-ce que cet élément serait envisageable chez Rockingchair, je veux dire la presence d’une voix ?

Justement pas, je ne veux pas faire un Radiohead bis. Si j’essaie d’être créatif ce n’est pas pour aller copier qui que ce soit, même pas eux ! Par ailleurs l’idée de Rockingchair c’est aussi que c’est Airelle et moi qui jouons les mélodies, avec nos sons respectifs, je veux dire par là que nous essayons d’être la voix de Rockingchair. Reste à savoir si cela peut fonctionner ? Moi je le pense ….

(crédit photo Nicolas Larmignat) Rockingchair
Le fait que vous ayez passé beaucoup de temps en studio pour peaufiner le son de l’album dans ses moindres détails vous rapproche presque plus d’un groupe de rock que de jazz.

Ce n’est en fait pas un calcul, c’est juste cette sensation qu’il y a dans ces musiques des sons et des directions inexplorées dans le jazz. Je veux dire par là que nous essayons d’amener à notre musique (plutôt connotée « jazz ») un travail sur le son des disques qui s’apparente plus à celui qui se fait dans la pop, l’électro ou le rock. C’est pour moi une direction assez peu courante dans le jazz et ce bien que nous ne soyons ni les seuls ni les premiers à le faire.

Tu as participé à de nombreuses formations de jazz, comme le Jazoo Project ou Rigolus, mais t’es t-il déjà arrivé de jouer dans un groupe de rock, pur et dur ?

En fait, je considère Rigolus comme un vrai groupe de rock, c’est peut-être difficile à ressentir sur le disque mais c’est très clair sur scène. Aujourd’hui, je me consacre presque exclusivement à ces deux groupes. Rigolus est mon groupe de rock, pour moi il a de plus en plus un vrai son 60’s, très rock, presque « garage ».

Quelle place occupe l’improvisation dans votre démarche et comment en conservez-vous la flamme au moment de la postproduction ?

La question de l’improvisation revient, à mon sens, à se poser la question de la forme. En effet, je trouve que l’improvisation a pour seul intérêt d’être un vecteur d’émotions très fort, elle est un moyen d’expression assez simple. Ce qui compte par-dessus tout, c’est où dans le morceau, avec quel instrument, avec quel son, quelle couleur, dans quelle direction (très free ? juste du son ? à plusieurs ? des mélodies ? très tonal ? etc…)

J’abonde dans ton sens concernant l’improvisation, mais une idée court au contraire que la technique instrumentale et les savoirs-faire sont, en quelque sorte, un obstacle au lâcher prise, à la spontanéité, voire à l’émotion.

J’entends souvent dire cela en effet. Je considère que c’est le mépris des musiciens « savants » (ceux qui ont fait des études de musique…) à l’égard des rockers qui a conduit à cela. Aujourd’hui, on fait l’éloge de l' »ignorance », du peu de « savoir ». C’est d’ailleurs une tendance globale de la société, une sorte d’éloge de la débilité, il court dans notre monde une espèce de dicton qui dit « je suis bête et j’en suis fier »… je ne comprends pas trop… Le rock et la pop comptent un nombre de virtuoses hallucinants : Mc Cartney, Bonham, Page, J.Greenwood … pour ne citer que ceux qui me viennent à l’esprit.

Dans quelle mesure la technique est-elle un vecteur de dépassement ?

Le seul intérêt d’avoir une grande technique, c’est de se sentir libre de l’oublier.

Recourir au rock ou la pop n’est-il pas un moyen justement de désintellectualiser le jazz, de le rendre plus abordable ?

Je ne me pose pas la question en ces termes, mais pourquoi pas.

Actuellement, il n’est pas exagéré de dire que d’excellents albums de rock sont le fruit de jazzmen. Par exemple, le dernier opus de The Bad Plus (Prog) est stupéfiant, avec un son puissant, vraiment énorme, un Dave King étincelant à la batterie, des arrangements qui témoignent d’une constante recherche sonore, une tendance à faire reposer les morceaux sur une assise rythmique binaire… le jazz ne se contente pas d’empiéter sur le rock, il autorise à la fois une relecture de certains de ses préceptes esthétiques et un dépassement. Te sens-tu proche de ce type de démarche ?

Je ne sais pas, je crois… je l’espère…????

D’ailleurs, à l’instar de cette formation, reprenez-vous des morceaux de groupes de rock sur scène ?

Non, je crois que cela serait plus intéressant de choisir un morceau de jazz et de le faire à notre façon. Mais si jamais nous trouvions un morceau de pop ou de rock qui nous inspire l’envie d’une reprise, je crois qu’on le ferait.

(crédit photo Antonin Chaix) De gauche à droite : Airelle Besson, Nicolas Larmignat (au premier plan, batterie), Guido Zorn (contrebasse et électronique), Julien Omé (de dos, guitares), Sylvain Rifflet et Gilles Olivesi (son et électronique)

Ce qui me semble frappant chez ces formations de jazzmen comme The Bad Plus, EST ou Happy Apple, c’est la rareté des soli. Le jeu est surtout collectif, les musiciens cherchent assez peu à s’individualiser, ne s’écoutent pas jouer. J’ai encore vu récemment EST en concert, et à part quelques intro en solo au piano de Svensson, le groupe laisse peu de place au discours strictement individuel et cherche davantage à façonner des mélodies à la trame complexe et des ambiances mouvantes. Cette notion d’ambiance, de climat n’est-elle pas aussi fondamentale chez Rockingchair ?

Le « solo » n’est vraiment pas une question pour nous, le souci du son et de la forme prime, parfois on se dit qu’un « solo » de X ou Y serait le bienvenu, à tel ou tel moment, parfois on ne se dit pas cela et ça fait des morceaux sans solo…. D’ailleurs, avec la question de la forme va celle du climat, nous sommes en train de construire le second disque et on se pose d’ores et déjà la question de savoir quels types de morceaux il nous manque. La couleur des morceaux est fondamentale, comme leur « son » propre, c’est ce qui fait à la fois la diversité du répertoire et l’homogénéité du son du groupe, en concert comme sur disque.

Que penses-tu de certains groupes de rock actuels qui s’amusent à jouer free (Liars) ou revendiquent une inspiration polyrythmique héritée du jazz (TV On The Radio) ? J’ai le sentiment que le recours au jazz offre à ces groupes plus de liberté, à la fois dans leur façon de composer, mais également au niveau du jeu, pour le moins pulsionnel.

Je suis très fan de Drum’s Not Dead, mais je ne sais pas si c’est du free et je ne suis pas sûr qu’ils se soient posé la question en ces termes. Je crois réellement qu’ils essaient de trouver de nouvelles matières sonores, de nouvelles formes, des nouveaux sons…

Petite question rituelle, pourrais-tu nous donner tes quatre ou cinq disques de rock de chevet ?

Radiohead – Hail To The Thief (l’album le plus abouti de Radiohead à mon sens)

Tom Waits – Swordfishtrombones (ç’aurait pu être n’importe quel disque de Waits…)

Nick Drake – Five Leaves Left (la mélancolie incarnée, j’adore sa manière de mélanger le cordes et les guitares dans cet album)

Neil Young – On The Beach (il a détrôné Harvest dans ma discothèque idéale…)

Pour finir, parlons un peu de votre avenir : quels sont les futurs projets de Rockingchair ?

Un deuxième album dont l’enregistrement débutera fin novembre en studio, puis se poursuivra en février, dans une maison, un enregistrement dans la durée histoire d’essayer de poursuivre le travail entamé avec le premier disque. Plein de concerts !!!

* Rockingchair en concert :
– le 15 novembre à Valenciennes (Le Phénix)
– le 19 novembre à Paris (Studio de l’Ermitage)
– le 23 nomvembre à Reims (Reims Jazz Festival)
– le 11 février au Val de Marne (Festival Sons d’Hivers)
– le 6 mars à Avignon (Ajmi)
– le 7 mars à Marseille (Le Cri Du Port)
– le 22 mars à Amiens (TBC)

* A lire :
– La chronique de Rockingchair.
Chief Inspector à la loupe.

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Des singes qui ne cassent pas une branche.
Le documentaire rock ou l’écroulement programmé du mythe.
Les Rolling Stones dans l’oeil de Godard.

* Le site de Rockingchair.