Dans l’air du temps, une envie d’être ému, sans plus attendre. L’émotion spontanée devenue gage d’existence. Pas une délivrance, une fin en soi. Exit Aristote et sa catharsis, la tragédie n’accepte plus aucune mise à distance, au pied du mur, émue aux larmes elle se confond avec la sourde époque. A l’écart du brouhaha et du tout-à-l’émotion dominant, comme un pont entre deux rives (le jazz et la musique contemporaine), l’oeuvre de Paul Bley s’apparente à une quête intime. Loin de se donner au premier venu, sa musique nécessite au contraire, non un effort, mais une totale disponibilité, participe d’un cheminement où il importe avant tout de savoir entendre plutôt que de s’écouter. Miraculeux, Solo In Mondsee se révèle être le premier album solo du pianiste enregistré pour le label de Manfred Eicher depuis son fameux Open To Love (1972). Habitué aux méditations en solitaire, l’ami américain âgé de 75 ans retrouve au sein d’ECM l’esthétique idoine à son style épuré, mettant l’accent sur la suspension plutôt que l’effusion ou le trop plein. Un art de la retenue qui fait de la profondeur une donnée essentielle. Distillées avec patience, les notes émergent de toute l’étendue du clavier comme en un infini rayonnement et esquissent des mélodies fragiles, en devenir, comme peut l’être une pensée vagabonde qui ne se serait pas encore fixée sur un objet en particulier, si ce n’est la beauté à l’état pur. A l’instar de Bill Evans, le langage de Paul Bley déploie une grande richesse d’influences éparses (le blues en premier lieu), offre une multitude de directions à appréhender, succession de climats et de matières sonores sculptés délicatement d’où émergent en leurs creux des ombres fuyantes. Dix variations, simplement numérotées de I à X, à prendre à la lettre : comme un refus de toute fixation, un incessant mouvement de motifs exposés et aussitôt modulés, une pulsation constante pour se défaire, un temps à tout le moins, du cours des choses, et toucher du bout des doigts l’Eternité.