Un banjo modifié, vingt-et-une cordes, trois morceaux et soixante minutes de pur bonheur instrumental.


Le moins que l’on puisse dire à la lecture liminaire du livret de Deliverance, c’est que Paul Metzger ne s’encombre d’aucun superflu : vingt-et-une lignes blanches verticales en couverture, autant mais horizontales au dos du boîtier, et seulement des séries de cercles à l’intérieur, le tout sur fond noir, point barre. L’économie est manifestement de rigueur et invite de fait à une interprétation sans ambages : entre lignes de fuite libertaires et cercles concentriques cosmiques, la musique du guitariste américain se veut d’emblée mathématique, ascétique et méditative. Ajoutons à cela trois titres – “Orans”, “Bright Red Stone” et l’éponyme “Deliverance” – qui accusent le caractère éminemment spirituel de compositions s’étendant sur une durée de neuf à plus de trente minutes, il y a fort à parier que l’auditeur non averti, et quelque peu réticent à l’écoute de musiques instrumentales en solitaire, batte en retraite devant une telle épure cistercienne. Il aurait pourtant bien tort, car derrière l’austérité des apparences se cache un disque de toute beauté, d’une extrême sensibilité et d’une divine poésie à le laisser coi quelque temps durant.

Peu connu par chez nous, le quasi vétéran Paul Metzger – membre du groupe punk-jazz TVBC à la fin des années 80 – est originaire du Minnesota où il jouit d’une réputation nullement usurpée de grand virtuose, surtout depuis qu’il a entamé une nouvelle carrière solo en 2004 avec le bien nommé Debut Solo. Repéré ensuite aux côtés de ses deux plus férus laudateurs, le guitariste Ben Chasny (le leader de Six Organs Of Admittance, déjà à l’origine de la redécouverte de Peter Walker l’année dernière) et le batteur Chris Corsano, sur l’album Split LP (2005), puis en solo avec le magnifique Three Improvisations On Modified Banjo (2005), il possède cette particularité de jouer sur des instruments qu’il a lui même conçus de ses propres mains. Dont ce fameux banjo, à l’honneur sur ses deux derniers disques, qui présente la caractéristique d’avoir un manche à cinq cordes auxquelles il en a rajouté seize, situées pour partie au niveau du corps de l’instrument, dévolues à la fois au jeu et au rythme. Le résultat obtenu est saisissant : sans perdre de sa tonalité traditionnelle, ce banjo sonne aussi comme un sitar, une kora, voire un violoncelle (la superbe introduction sur le dernier morceau de Deliverance). Une superposition de sonorités envoûtantes que le musicien mêle en un même geste, ample et volubile, manière de dresser de solides et audacieuses passerelles entre americana, folk appalachien et ragas indiens – Metzger citant volontiers Nikhil Banerjee et Nusrat Fateh Ali Khan comme maîtres à jouer plutôt que des musiciens américains.

A cette étonnante mutation instrumentale qui métaphorise à elle seule un désir réfléchi de syncrétisme musical, Paul Metzger associe une technique d’une prodigieuse vélocité et un doigté impulsif d’une heureuse liberté qui le distingue d’illustres précurseurs, John Fahey, Gabor Szabo et Robbie Basho, ou de plus récents dignes héritiers comme Jack Rose. Son jeu si particulier repose en effet sur une complexe combinaison d’accords, un fingerpicking tout en modulations rythmiques et un sens de l’improvisation dramatique qui maintiennent constamment l’oreille en alerte (saluons d’ailleurs au passage le précieux travail de production de David Onnen). Si Deliverance emprunte au raga son sempiternel pouvoir hypnotique, l’approche modale de Paul Metzger, son recours aux glissandos expressifs, ses subites accélérations ou, au contraire, sa façon de donner soudain de l’espace aux notes et de développer avec patience un thème en dilatant à l’envi la durée font que sa musique a ceci de singulier qu’elle est stylistiquement affranchie et entièrement vouée à répandre des émotions éparses. Chaque morceau de Deliverance est un livre ouvert que son auteur noircit avec passion sans connaître par avance quelle trajectoire épousera sa plume, seulement attiré vers l’inattendu et le dépassement de soi.

Greffe d’un corps de bois sur un cerveau qui sait s’abandonner aux délices de la quête spirituelle et la recherche sonore de timbres, le banjo trafiqué, modifié, implanté de Paul Metzger sert moins de caisse de résonance qu’il ne constitue une extension organique à même d’approfondir le rapport du musicien à sa musique. L’impressionnante variété de sons que le guitariste parvient à obtenir par l’entremise de son instrument répond ainsi à une approche cognitive de la musique où la moindre idée et sensation sont aussitôt transformées en matière musicale vibrante, réinvention sans relâche d’un dialogue salvateur avec le monde, entre flottement, ascension et humble riposte à la lame tranchante de la faucheuse. Car étrangère aux principes d’une virtuosité gratuite et ostentatoire, tout comme aux excès de fougue sans but déterminé, la musique de Paul Metzger dissimule en son sein une gravité fondatrice, une noirceur à conjurer, découle d’un malheur auquel elle oppose la plus belle et fascinante des répliques en remontant à la source de la création.

– Le site de Paul Metzger.

– La page Myspace de Paul Metzger.