Au sein d’un trio acoustique recueilli, le nouveau directeur de l’Orchestre National de Jazz signe un album épuré où il poursuit son exploration d’un répertoire essentiellement composé de chansons de Broadway. Une grande réussite.
L’absence est au coeur du nouvel album de Daniel Yvinec. Belle audace que celle qui consiste à donner consistance, corps et âme à des présences choyées, pointées d’emblée comme perdues, fuyantes. Car de crooners, de voix, de chant, il ne sera point question ici ; ou plutôt il ne sera question que de cela mais entre les notes, par-delà les cordes, à l’envers du souffle. La scénographie sonore organisée par Daniel Yvinec prend acte d’un manque à suppléer, de deux époques, deux temps à accommoder : un passé vivace qui diffuse ses musiques immuables dans les arcanes de la mémoire, mélodies reconduites comme autant de souvenirs légèrement floutés, et le présent, ce wagon en marche par-dessus lequel le contrebassiste français saute avec l’allégresse de ceux qui se soucient assez peu de prendre le train de la mode en marche. Des morceaux autrefois interprétés par Franck Sinatra, Chet Baker, Dean Martin, Judy Garland, Mel Tormé, Julie London et Antonio Carlos Jobim ici revisités, c’est-à-dire visités autrement, à l’aune de la sensibilité musicale d’héritiers qui savent s’écouter et, dans tous les sens du terme, s’entendre.
On entre dans The Lost Crooners sur la pointe des pieds. Ambiance tamisée, rideaux fermés, espace cossu et hospitalier, proximité des instruments éclairés à la lumière d’une passion non feinte. Envie partagée de dé-livrer de la musique, la sienne, la seule qui vaille au fond, matière en mouvement, aérée, immédiatement séduisante, sans trop en faire, humblement. L’air est connu – celui de “The End of A Love Affair” d’Edward Redding, chanson immortalisée par Billie Holiday -, la guitare acoustique (Nelson Veras, doigté sobre, jeu ciselé et gracieux) et la batterie (Stéphane Galland, finesse du toucher, grand art du placement et de la ponctuation idoine) viennent soutenir les cordes avenantes de Daniel Yvinec. Se concentrent en quelques minutes le génie du lieu (le Studio La Buissone), le talent individuel au service du collectif et le feu mélodique. Tout est affaire de compositions, combinatoires délicates, patientes métamorphoses qui visent à refaire le monde, l’histoire, sur le mode de l’intime. La reprise n’a de sens pour la formation de Daniel Yvinec que si elle autorise une abolition subtile des schémas traditionnels et permet de nouveaux agencements instrumentaux au service de l’expression subjective. Les trois apparitions respectives de Benoît Delbecq, au piano, et Médéric Collignon, à la trompette « enchantée » de poche, en sont l’exemple éloquent et offrent des instants de merveilleuse jubilation. Convives de marque qui passaient par là, les deux musiciens se sont incorporés au projet naturellement, sans brider leur tempérament, esquissant un sourire complice, jouant relâchés, en étant complètement eux-mêmes.
Ne pas se tromper sur l’apparente retenue que suggère de prime abord The Lost Crooners : à l’emportement démonstratif, au lyrisme surjoué, les musiciens préfèrent la détente libératoire, la quête sonore de la juste note. On sera d’ailleurs attentif à tous ces moments privilégiés de sensibilité débordante, comme sur “Smile” où le jeu de Stéphane Galland, sous l’influence du piano virevoltant de Benoît Delbecq, laisse deviner un tempérament de feu, une individualité singulière vibrante et réactive, à l’écoute du moindre soubresaut de ses partenaires. Pas de vitalité cadenassée dans des corps contrits, tout à leur contemplation médusée, mais bien plutôt une expressivité débordante et mélodieuse, chevillée aux instruments, l’esquisse d’une puissance libératoire cristallisée dans des surgissements. S’absenter un temps pour laisser filer une énergie bouillonnante et spontanée celui d’après. Allers et retours de l’ombre à la lumière, respiration vitale où se nouent au plus serré désir d’immanence et chant intérieur. Une manière, aussi, de composer avec un passé qui ne cesse de passer en soi et de combler l’absence.
– Le site de Daniel Yvinek.
– Sa page Myspace.
– La page Myspace de BEE JAZZ.