C’est un nom griffonné sur le coin d’une feuille que nous tend Jonathan Meiburg (Shearwater) il y a deux ans, une liste de ses artistes fétiches : Nico, Big Star, Talk Talk, Lou Reed… Baby Dee y figure en bonne place. Il n’en suffisait pas plus pour éveiller notre curiosité… Ce secret précieusement gardé de la scène alt/folk new-yorkaise est aujourd’hui désormais révélé au grand jour avec Safe Inside The Day.
Au-delà d’une sexualité ambiguë, il y a d’abord cette présence, une personnalité extrême, extravagante. Tel ce chat qui rôde sur la pochette de Safe Inside the Day, Baby Dee, la cinquantaine rugissante, a déjà vécu plusieurs vies. Son lourd passé en marge lui confère presque l’aura du soldat inconnu, mystique et inique : le musicien a longtemps préféré la rue et ses badauds aux studios d’enregistrement, promenant depuis la fin des années 70 sa harpe et ses costumes d’ours saltimbanque aux alentours de Central Park et de Coney Island… On l’a aussi entendu organiste, chef de chorale dans une église catholique du Bronx. Quelques voyages aussi, notamment à Paris – le parfum bohème de Montmartre et Menilmontant semble avoir laissé une profonde empreinte sur son répertoire. Enfin, en 2000, le encore inconnu Antony s’entiche de cette cantatrice transgenre et l’invite à jouer de la harpe sur le tout premier album . Ce disque marque son début discographique : après deux albums magnétiques parus chez Durtro Records, elle sort aujourd’hui son troisième album chez Drag City, le label d’une autre pinceuse de grandes lyres, la fée Joanna Newsom.
Sur ce disque grandiloquent, la harpiste hermaphrodite nous convie à une virée nocturne dans son cabaret décrépi des années trente. Safe Inside The Day se veut le théâtre d’une errance baroque dont notre sherpa serait une clocharde magnifique, la compagne de biture idéale de Tom Waits. Et pourtant, malgré son grand numéro, on y décèle une vraie pudeur, touchante. Ses monstres de foire et autres tristes sires en déshérence qu’elle incarne, couvés entre ses bras, nous montrent leur coeur. Et nous apprenons à les aimer. Quant aux épaules maigrichonnes de Will Odham et Matt Sweeney, elles lui ont été d’un grand secours pour produire Safe Inside The Day dont elle se disait dépassée par la noirceur des chansons et par la tâche à accomplir. En nous ouvrant sa boite de Pandore, Baby Dee vampirise les styles (lyrisme classique, jazz cabaret, pop de pénombre…), tous ornés d’arrangements de cordes surannés, de gazouillis d’oiseaux et des guitares crues bouleversantes de Matt « Superwolf » Sweeney.
Dès les accords limpides au piano de “Safe Inside The Day” (en duo avec Bonnie “Prince” Billy), le souffle de Baby Dee emporte tout. Sous l’opulence mélodique – ou plutôt derrière le maquillage qui coule – saigne une cicatrice de l’âme, un clown triste dont le nez rouge ne résulte pas du maquillage, mais du sang. La portée de sa voix n’a ainsi pas de mesure, jongle subrepticement du miaulement de velours aux aboiements en proie au délire, emplie de tremolos déchirants (le proprement terrassant “A Compass of the Light”). Même lorsqu’elle s’accorde un peu de répit, d’accalmie, on ne saurait de quel côté du bien ou du mal ranger sa raison.
Du tango ivre sabré sur un accordéon (“Bad Kidneys”) au Rondo classique (“A Christmas Jig for a Three-Legged Cat”), Safe inside The Day est de ces disques sinueux, difficiles à suivre à la trace, mais dans lequel on se plait à se perdre. Ce n’est peut-être pas le plus intense – le double Love’s Small Song pourrait y prétendre – mais c’est certainement « son » grand exutoire. Celui où ses démons semblent le plus l’habiter, où la Belle et la Bête ne font plus qu’un.
– La page Myspace de Baby Dee
-Lire également l’entretien « Baby Dee, l’ours devenu chat » (mars 2008)