Issu de la scène dite du New New-York, The Boggs est surtout né du cerveau d’un seul homme. Et il y en a, du monde, dans sa tête.


Jason Friedman est l’esprit dérangé qui se cache derrière The Boggs, ainsi nommé en hommage à Dock Boggs, « un Mark E. Smith des années 20 » selon sa propre définition. Dock Boggs était un furieux joueur de banjo qui se servit de son instrument comme d’une mitraillette (un peu ce que le leader de The Fall fit de sa guitare). Il en est devenu une légende qui marquera durablement le jeune Jason Friedman, né en Afrique du Sud et grandi en Californie (en refusant le surf). Et c’est à l’aune du choc de ces cultures complexes qu’il faut appréhender la musique de The Boggs.

Forts, sorti en 2007 aux USA, est le troisième album du groupe, c’est aussi celui de la consécration. Il faut dire que Jason Friedman a tout fait pour cette fois-ci, habitué à inviter des amis plus ou moins connus sur ses travaux : Heather D’Angelo et Julian Gross, entre autres nombreux convives, partagent ainsi le générique de Forts. Mais que peuvent bien avoir en commun la chanteuse éthérée d’Au Revoir Simone et le singulier et un brin violent leader de Liars ? Rien. Et c’est pourquoi Jason Friedman les emmènera dans un univers nouveau pour eux. Soit cet étrange mélange entre garage, afrobeat, punk, blues, musique de fanfare, et folk roots. Certes, ces collusions stylistiques sont monnaie courante à New-York, et plus généralement aux Etats-Unis. Entre Animal Collective, Yeasayer, Clap Your Hands Say Yeah et consorts, ils sont légion à marcher sur les cendres encore brûlantes de Talking Heads, et on est en droit de se demander en quoi un projet supplémentaire peut encore alimenter le débat.

C’est sans compter sur un goût prononcé pour les voyages inorganisés, un détachement salutaire vis-à-vis de ses origines, et un esprit de synthèse diabolique, soit autant d’éléments qui constituent Jason Friedman. Hanté par Superman depuis sa plus tendre enfance, il survole les continents, les époques et les genres pour aller au plus près de l’os, les démantibuler, mélanger les squelettes, les réorganiser selon sa propre vision, et les doter de chair, de sang et de nerfs inconnus ici-bas. Mais le résultat n’est pas un Frankenstein musical. Forts est un album explosif, qui ne ressemble à pas grand chose bien que résolument humain et parfaitement raccord avec son époque. Comme si ce syncrétisme forgeait la musique des nomades du XXIe siècle, une musique entendue par tous. Et The Boggs démontre que l’on peut créer une musique mondiale, universelle même, sans pour autant composer le générique des Bisounours.

Forts est en effet un album violent, sombre, souvent grave, et qui ne laisse aucune place à la joie. L’énergie colossale qui se dégage de titres comme “Remember The Orphans”, “Bookends”, “So I So You” ou “If We Want (We Can)” est celle du désespoir, ou à tout le moins celle du pessimisme profond. Paradoxalement, il règne ici une euphorie générale et généreuse, contagieuse, essentiellement liée à la surabondance de percussions qui sculptent à la hache des lits pas vraiment douillets à des guitares tour à tour rachitiques, abrasives, monumentales, ou tout simplement virevoltantes – génial “Poor Things”. Et cette schizophrénie ambiante dessine les contours d’un horizon irradié, brûlé à l’acide, mais qui aurait l’outrecuidance de nous souhaiter la bienvenue.

Sans être un disque aussi exceptionnel que ceux qui sortent régulièrement de l’esprit d’un Damon Albarn au mieux de sa forme, Forts est une invite à un voyage à la destination fatale mais dont le déroulement serait une fête formidable. La der des ders en quelque sorte.

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