Parce que depuis la création de Pinkushion écrire (quoi ? pourquoi ? comment ? pour qui ?) est aussi au centre de nos préoccupations, nous avons eu envie de dialoguer avec des journalistes dont nous estimons particulièrement la plume. Critique incontournable aux Inrockuptibles et à Vibrations, musicien averti, Richard Robert est le premier à se prêter à cet exercice, pas si fréquent, de modeste et exigeante autoanalyse de sa propre activité. Au-delà de son parcours et des réflexions pleines d’enseignements qu’il nous livre sur son travail, se fait jour une pensée alerte qui embrasse de multiples objets pour mieux rendre compte du vaste mouvement auquel appartient la musique.


Pinkushion : A quand remonte ton désir d’écriture sur la musique ?

Richard Robert : Je peux le dater assez précisément : il remonte à la publication en solitaire de mon premier fanzine, à la toute fin des années 80. Une feuille de chou photocopiée à une centaine d’exemplaires, distribuée gratuitement dans les magasins de disques lyonnais. Il s’agissait avant tout d’un désir d’écriture – je caressais alors l’ambition d’être romancier, ou quelque chose comme ça. La musique a logiquement été le premier objet de ce désir, car elle avait toujours été très présente dans ma vie. Je brûlais de donner mon avis sur la question, que j’estimais sans doute digne de valeur… Je n’avais pourtant pas de vision particulièrement originale : je n’étais qu’un consommateur de musique parmi d’autres, dont l’horizon ne s’étendait guère au-delà de l’actualité de la pop et du rock. Avec mon compère d’alors, Vincent Laufer, nous avons ainsi commis plusieurs fanzines, à Lyon puis à Paris. Je garde un souvenir ému de ces travaux de l’ombre, de la très sérieuse légèreté avec laquelle nous les accomplissions. En 1993, nos écrits sont tombés entre les mains de JD Beauvallet : il cherchait des pigistes pour Les Inrockuptibles et nous a contactés. Deux ans plus tard, j’ai intégré grâce à lui la rédaction du magazine, qui passait alors au format hebdomadaire. Je suis donc entré dans la carrière sans l’avoir réellement cherché ; c’est une chance dont je n’ai, à l’époque, pas vraiment mesuré l’insolence. Aujourd’hui encore, je me considère comme un « amateur », au sens premier du terme (du latin amator, « celui qui aime »). De toute façon, la critique n’est pas un métier ; ce n’est que le prolongement public d’une activité quotidienne et naturelle, qui ne s’applique du reste pas qu’au seul champ de la musique. La seule chose qui me distingue de la majorité des gens qui font usage de leur esprit critique, c’est que je touche un salaire pour l’exercer ; voilà presque quinze ans que ça dure, et ça reste pour moi un constant motif d’étonnement.

Avec le recul, peux-tu délimiter différentes phases qui correspondraient à une évolution dans ta façon de concevoir une chronique de disque ?

Il n’y a pas eu de brusques remises en question suivies de virages à 180°. Mais il est certain que mon regard sur l’exercice critique a changé au fur et à mesure que mon écoute de la musique s’affinait, se précisait. Pour résumer ça de manière claire, j’ai peu à peu essayé d’évacuer dans mon écriture tout ce qui ne touchait pas à la musique elle-même, et notamment de mettre à distance tout ce qui renvoyait à ma petite personne. A mes débuts aux Inrocks, j’ai complaisamment cédé à la mode de l’impressionnisme : je m’épanchais sur les effets que la musique me faisait, j’exposais sans retenue mes états d’âme et mes névroses, sur un mode post-adolescent qui me conduisait à adopter plus ou moins consciemment une posture de critique torturé. Le travail bénéfique de l’âge et l’exemple de quelques « anciens » m’ont amené à réviser mon approche. J’avais aussi trop de respect pour les musiciens et leurs oeuvres pour continuer à les prendre ainsi en otage.

Quelles sont les principales plumes qui t’ont inspiré à tes débuts ?

Je l’ignore, car je l’ignorais aussi à l’époque… L’orgueil insouciant de la jeunesse, sans doute. J’étais suffisamment centré sur moi-même pour ne pas reconnaître l’influence d’un ou de plusieurs modèles. Je lisais des magazines, mais pas de manière spécialement compulsive, et je n’avais pas l’once d’une connaissance sur l’histoire de la critique musicale, toutes époques et tous genres confondus. Je ne pensais pas le moins du monde m’inscrire dans une lignée. D’un côté, ce fut une chance : je suis par exemple complètement passé à côté des icônes de la « critique rock » comme Lester Bangs ou Yves Adrien, qui ont enfanté tant de clones plus ou moins dégénérés. Mais avec le recul, je me dis que je n’aurais rien perdu à recevoir l’enseignement d’un maître – un vrai maître, exigeant et généreux, qui t’invite à le suivre avec le secret espoir que tu le dépasses un jour. Les choses ont changé à partir du moment où j’ai découvert les Inrocks. A l’époque, on présentait souvent ce journal comme une coterie de jeunes gens snobs et austères, réunis par une communauté de goûts plutôt pointus. J’y ai pour ma part trouvé des individualités affirmées et bien distinctes. De Gilles Tordjman à JD Beauvallet, d’Arnaud Viviant à Christophe Conte ou Stéphane Deschamps, chaque signature ouvrait sur un monde à part entière, qui existait par lui-même. Pour la première fois, j’ai prêté attention à la personne qui tenait la plume, à la pensée et à la sensibilité qu’elle déployait. A défaut d’être des maîtres – je ne les connaissais pas alors – des gens comme Gilles Tordjman, Michel Jourde, ou encore François Gorin et François Keen, dont les apparitions très ponctuelles renforçaient le plaisir que j’avais à les lire, ont fait figure d’éveilleurs. Il y avait dans leur écriture un souffle long, qui dépassait de loin la simple recension des dernières nouveautés musicales. Comme Francis Marmande ou Bernard Loupias, que j’ai découverts plus tard, ils avaient aussi cette largeur de vue, cette curiosité jamais éteinte et cette rigueur dans la gourmandise qui les distinguaient de tous ces boulimiques sans discernement qui pullulent dans le petit monde des chroniqueurs.

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Cette notion de curiosité et de gourmandise, qui caractérise aujourd’hui si bien ton approche, a-t-elle nourri d’emblée ta perception de la musique ? Ou s’est-elle affirmée justement au contact de tous ces « éveilleurs » que tu cites ?

C’est un mélange des deux, et c’est probablement ainsi qu’on grandit : en tâchant de cultiver les meilleures parcelles de soi, et en puisant chez les autres ce qui peut rendre ce terrain plus fertile encore. L’appétit de musique, je l’ai toujours eu, tant sur le plan de la pratique – j’ai appris le violon au conservatoire, puis la guitare en solitaire – que sur celui de l’écoute. J’ai grandi dans un cercle familial qui favorisait ça. J’avais une grand-mère qui avait été premier prix de piano au conservatoire de Lyon, un grand-père qui tâtait aussi divinement du clavier avec toute la fraîcheur des autodidactes, des parents qui avaient une discothèque pour le moins hétéroclite, où Joe Dassin, Chopin ou l’orchestre de Paul Mauriat semblaient vivre en bonne intelligence, un grand frère qui m’a notamment initié aux mélodies des Beatles… J’écoutais avec le même plaisir les concerts classiques auxquels nous assistions et les tubes qui s’échappaient du transistor. A l’adolescence, qui est souvent l’âge où les désirs se font plus exclusifs, j’ai nettement resserré mon champ d’intérêt sur ce qu’on appelle aujourd’hui le post-punk. Je me suis ensuite entiché de cette scène pop-rock anglo-saxonne dont les Inrocks se sont faits les ardents défenseurs. J’ai mis un peu de temps à rouvrir totalement mes oreilles, et à retrouver finalement cette approche panoramique de la musique qui était la mienne lorsque j’étais enfant. Gilles Tordjman a écrit quelque part que le goût s’affine en s’élargissant, et il a naturellement raison. Son exemple a évidemment été primordial – lui qui, dans les Inrocks, pouvait écrire avec la même pénétration d’esprit sur Scott Walker, John Coltrane, Tim Buckley ou Kurt Weill. Mais je crois que le plus grand déclic est venu de mon immersion dans les musiques de Cuba et du Brésil. On ne répètera jamais assez combien ces deux pays sont de véritables eldorados pour tous ceux qui ne veulent pas entendre parler de chapelles et de dogmes musicaux. Quand on a goûté à ces beautés-là, on veut goûter à toutes les beautés, quelles que soient leur origine et la forme qu’elles peuvent prendre.

J’ai le sentiment que dans le domaine musical, beaucoup de plumes de renom sont affiliées à un genre en particulier. Il y a le critique pop-rock, le critique electro, le critique hip-hop, le critique world, le critique jazz, etc. Ta démarche me semble plus transversale. Est-ce qu’il y a toujours eu chez toi cette volonté louable de rendre compte d’un large éventail de musiques ?

Avant même d’être une volonté critique, il s’agit tout simplement d’un élan du coeur, si j’ose dire, voire d’une nécessité vitale. Se limiter à ne parler que de rock, de world, de jazz, de classique ou d’electro, c’est comme s’interdire de manger autre chose que des pâtes ou des patates à chaque repas. Et chacun sait que ce genre de régime nuit à la santé… L’hyperspécialisation du goût, le cloisonnement de la pensée, la mise en pièces des affects constituent depuis quelque temps une tendance lourde qui me glace l’échine : j’y vois une façon de découper la vie en morceaux, de la transformer en quartiers de viande froide. Beaucoup de gens se mobilisent aujourd’hui contre l’uniformisation du monde. J’ai quant à moi plutôt l’impression que le mal chronique de cette époque, c’est de tout vouloir fragmenter. Je revendique une forme d’admiration nostalgique pour les esprits savants et touche-à-tout de la Renaissance, qui avaient pour ambition d’embrasser et d’organiser la complexité du monde. Naturellement, je ne prétends pas accomplir de si nobles desseins : je ne suis pas le Léonard de Vinci de la critique musicale ! Mais je défends au moins l’idée d’un papillonnage libre et raisonné. J’en assume l’apparente frivolité – il est évident que je ne maîtrise pas forcément sur le bout des doigts tous les domaines musicaux dont je me fais l’écho -, car il m’apporte par ailleurs ce savoir « transversal » que tu évoques, et dont je mesure chaque jour les bienfaits. Il me permet de mettre en évidence des correspondances parfois oubliées, de dresser des passerelles entre des genres et des époques que la logique des marchands de disques a coutume d’éloigner. Pouvoir parler de musique ainsi reste un luxe très fragile. Je tiens d’ailleurs à dire ici combien j’ai bénéficié de circonstances on ne peut plus favorables. Sans l’écoute généreuse et l’ouverture d’esprit de Francis Dordor puis de Christophe Conte, qui ont pris en charge les pages « non-rock » des Inrocks, je n’aurais sans doute pas eu l’opportunité de me promener aussi librement dans le paysage sonore. Si je débarquais aujourd’hui comme pigiste sur le marché ô combien précaire de la critique musicale, je suis à peu près certain que je n’aurais pas beaucoup le choix : tout m’inciterait à me mettre sagement dans une niche, à faire mon trou dans un domaine ultra-spécialisé, quand bien même mes inclinations me conduiraient à arpenter une multitude de pistes musicales.

On a l’impression que pour se faire un nom, un critique doit absolument oeuvrer dans un domaine qu’il va faire sien, en quelque sorte, au risque d’en être prévisible. Cette spécialisation tient parfois d’une certaine forme de clanisme, où chacun reconnaît ses maîtres et ses fidèles, entretient son propre mythe à l’intérieur de sa sphère.

Je ne nie pas qu’à mes débuts, j’ai moi aussi eu le désir de me « faire un nom ». Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que j’en avais de toute façon déjà un depuis ma naissance, et qu’il me suffisait amplement… Plus sérieusement, la critique musicale est clairement organisée en familles (rock, world, jazz, classique, chanson…), à l’intérieur desquelles certains journalistes plus anciennement installés s’octroient volontiers le statut de patriarche : ils font autorité dans leur petit milieu, sont à la fois craints et choyés par les maisons de disques, qui les considèrent comme des personnalités incontournables. Le fait que ces pointures autoproclamées se comportent en chefs de parti ou en propriétaires de domaine ne me gêne pas outre mesure – chacun ses lubies, après tout. Ce qui est plus discutable, en revanche, c’est qu’elles me donnent souvent l’impression de travailler davantage à l’édification de leur propre gloire (toute relative, et forcément éphémère) qu’à la célébration du geste et du langage musicaux. Je prends le risque d’être donneur de leçons, mais je pense sincèrement que l’humilité devrait être le principe premier de tout critique. L’érudition, fût-elle immense, ne confère aucun pouvoir ni aucun prestige : elle impose simplement le devoir de la partager et de la transmettre du mieux possible, ce que des puits de science comme Philippe Lançon ou François-Xavier Gomez illustrent à mon sens parfaitement lorsqu’ils écrivent sur les musiques latines. En ce qui me concerne, je prends plutôt comme une bénédiction le fait de ne pas entrer dans une caste ni dans une case. Cela prive forcément d’une certaine forme de reconnaissance – que ce soit auprès des lecteurs, des gens du métier ou des acteurs de l’industrie du disque, qui ont généralement du mal à te situer. Mais c’est une perte négligeable, dont il est très facile de faire le deuil, et qui ne pèse pas bien lourd en regard de la liberté de mouvement que donne la condition de « non-spécialiste ». Il y a enfin un grand avantage à ne pas appartenir à une tribu : on se met naturellement en marge des luttes de clans et des compétitions d’ego, ce qui est très reposant pour l’âme et pour l’esprit.

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La crise que connaît depuis plusieurs années la presse papier me semble avoir considérablement changé la donne en matière de contenu et de format. Dans la plupart des magazines papiers consacrés – pour partie ou entièrement – à la musique, les chroniques d’albums tendent à se réduire à un format de timbre-poste. Si bien que l’on a parfois l’impression de consulter un catalogue d’achat de grande surface. Cela semble découler d’une logique consumériste de l’offre et de la demande, où l’impact de la chronique est indexé sur la réceptivité d’un hypothétique lectorat cible. Le lecteur vient chercher une information (faut-il acheter ou pas cet album ?), et la chronique doit satisfaire au plus vite cette demande. Je caricature, certes, un peu les choses, mais est-ce que tu ressens aussi cette tendance au formatage et comment la vis-tu ?

Ce n’est pas une caricature, les formats se réduisent effectivement comme peaux de chagrin. J’avoue ne pas savoir si ce phénomène est le résultat d’une crise économique ou d’un rétrécissement général de la parole et de la pensée – il y a sans doute un peu des deux… Les rares expériences que j’ai pu avoir sur le net m’ont montré que ce « format timbre-poste » n’était pas que le triste apanage de la presse écrite : sur la toile aussi, on m’a toujours demandé de faire bref. C’est assez débilitant à la longue, car tout te pousse à user de raccourcis malins et de formules chocs. A ce sujet, la mode des « Top 5 » et des playlists fait figure de symptôme : dans les moments de grande mélancolie, je me dis que la critique se résumera bientôt à ça, à une simple série de listes et de palmarès de fin d’année. J’ai l’impression que la pensée au long cours, celle qui prend le temps de se développer, de divaguer et de se surprendre elle-même, fait de plus en plus peur. Peur de s’aliéner le lecteur en lui « prenant la tête », peur de ne pas coller avec le rythme effréné de l’actualité, peur de se mettre en porte-à-faux avec la logique d’une époque qui prône l’immédiateté, la rapidité, l’état d’urgence permanent. Je ne veux pas faire l’éloge mécanique de la lenteur et du grand format : un article concis et écrit à chaud peut être de grande qualité. Mais c’est un art difficile, qui exige aussi l’air de rien un temps de réflexion, de pause, de maturation. Et rien, aujourd’hui, n’est plus étranger à un chroniqueur que cette maîtrise du temps… Comme tu le soulignes, tous ces carcans ont tendance à transformer les magazines en guides d’achat. Ils poussent surtout le critique à se muer en simple journaliste d’opinion : c’est le système du pour ou contre, de la notation (étoiles, clés, diapasons et autres breloques du même acabit), de la distribution de bons et de mauvais points, qui réduit insidieusement le chroniqueur au rang d’arbitre des élégances ou de correcteur de copies. Avec les limites et aussi les fatigues qui sont les miennes, j’essaie tant bien que mal d’échapper à cela, en essayant notamment de passer dans mes papiers des idées plutôt que des opinions. Il me semble que c’est là la vocation d’un critique : être à la fois un passeur et un penseur.

Comment être un « penseur » quand tout passe trop vite, lorsque le disque est transformé en produit échangeable, destiné à ne pas durer, bientôt remplacé par un autre, comme la chronique le sera par une autre aussi ?

A mon sens, le disque n’a jamais été autre chose qu’un simple produit : il permet aux marchands de mettre la musique en boîte et de la commercialiser. Comme tous les objets de consommation courante, il est donc périssable, et je ne vois pas de raison de s’en offusquer outre mesure. La grande nouveauté, c’est que, sous l’impulsion de l’industrie musicale et des supermarchés culturels, la durée de vie commerciale du disque s’est considérablement réduite ces dernières années : pour les artistes qui n’ont pas d’énormes volumes de vente, elle n’excède pas, dans les meilleurs cas, deux à trois ans. Pour résumer ce phénomène par un exemple éloquent, le catalogue d’un musicien comme Pascal Comelade, riche d’une bonne quinzaine de références, est aujourd’hui quasiment introuvable dans les Fnac et autres Virgin Megastore… Pour faire face à l’effondrement du marché du disque et à l’émergence de nouveaux supports de diffusion et d’écoute, l’industrie n’a par ailleurs rien trouvé de mieux que de surproduire. Il y a donc de plus en plus de disques, qui sont de moins en moins appelés à durer… Cela étant, je ne crois pas que cela rende notre tâche plus difficile ou plus ingrate. Avant l’invention du disque, la critique existait déjà ! Elle s’appuyait simplement sur d’autres outils – les partitions, les concerts – pour exercer son travail, qui est aussi le nôtre aujourd’hui : l’analyse musicale. Car j’estime que notre propos n’est pas de critiquer des disques, mais bien d’étudier les oeuvres qu’ils contiennent. Le fait que les albums aient aujourd’hui une espérance de vie limitée ne change donc rien à l’affaire. En outre, je ne pense pas que notre activité se résume au seul exercice de la chronique d’album : j’accorde tout autant d’importance aux entretiens avec les musiciens, qui permettent d’appréhender « de l’intérieur » leur travail, et aux articles thématiques déconnectés de l’actualité, qui embrassent des réflexions plus générales sur la musique – ce qu’autorisent par exemple les hors série des Inrockuptibles. Pour finir sur ce sujet, le fait que le discours critique puisse lui-même être éphémère ne me dérange pas le moins du monde. Le rôle du critique n’est pas de graver ses mots dans le marbre – a fortiori s’il écrit dans un journal, qui est par nature un support éphémère. Comme je le disais plus tôt, le critique est un passeur, et le passeur, par définition, ne fait que passer… Il délivre une parole qui n’est pas destinée à s’inscrire dans la légende des siècles, mais à faire son petit chemin dans les esprits qui auront la générosité de l’écouter. Avec un peu de chance, elle nourrira en eux une réflexion qui, elle-même, trouvera d’autres prolongements et alimentera d’autres esprits. S’il s’avère que j’ai pu participer à ces « transmissions de pensée », même à une échelle très modeste, alors je m’estimerais comblé.

Dans sa Petite préface à toute critique, Jean Paulhan écrit quelque part que la critique est une oeuvre en soi qui s’ajoute à une autre. Sa fonction serait alors d’expliquer et de s’expliquer sur la durée…

Le critique se doit d’être subjectif, et c’est sans doute là une « oeuvre en soi », au sens littéral du terme : pour l’accomplir, il lui faut puiser au plus profond de ses ressources cérébrales et sensibles, plonger dans cette région souterraine et très intime qu’on appelle le goût. C’est un terrain à la fois familier et toujours recomposé, qu’il est à mon sens impossible (voire interdit) de figer, de laisser au repos. Exposer son esprit critique à la réalité d’une oeuvre inconnue, c’est forcément le questionner, le retourner en tout sens, le bouleverser parfois. Il arrive qu’une musique vienne soudain mettre à bas une construction mentale qu’on croyait inamovible, bien plantée sur ses fondations, et c’est sans doute la marque des plus belles musiques que d’avoir un tel pouvoir de destruction. Dans ce sens-là, oui, le critique a pour fonction de « s’expliquer » : il doit en permanence s’expliquer avec lui-même, en découdre avec ses idées et ses sensations. Ceci étant posé, je pense que le caractère intime de son activité s’arrête là. Le critique n’a pas pour devoir de raconter sa vie, de se mettre en scène ou de détailler excessivement ses émotions – qui, franchement, n’intéressent personne d’autre que lui et son cercle de proches. Pour moi, l’objet principal d’une critique n’est pas de décrire ce qu’une musique provoque ou réveille en moi (même si cela peut forcément apparaître au détour d’une phrase), mais de comprendre ce que cette musique me dit, de savoir d’où elle vient, d’où elle parle, et pourquoi, et comment. En tout état de cause, c’est elle que je dois éclairer, et pas moi. Au fil du temps, j’ai appris à m’effacer, et c’est l’une des plus belles leçons que je crois avoir reçues au cours de mon existence. J’ai cessé de jouer les acteurs et me suis glissé dans la peau d’un témoin, avec toute la voluptueuse liberté de regard et de réflexion que cette position autorise. J’ai découvert tout ce qu’il y a d’enrichissant à explorer en profondeur la beauté d’une chanson ou d’une pièce. Ce renversement de perspective m’a amené à changer mon approche même de l’écriture. Jadis, je croyais au pouvoir souverain du style, de la tournure, du verbe fort, de tous ces machins qui donnent à celui qui écrit l’illusion grisante de régner en maître sur son texte comme sur ses lecteurs. C’est un travers bien français, je crois, qui se traduit par l’amour aveugle qu’on voue ici au bon mot, au trait qui tue, à l’aphorisme cinglant. J’ai essayé d’éviter les effets de manche et d’atteindre une certaine forme de justesse, qui rende justice à la spécificité d’une oeuvre sans éteindre pour autant en moi le désir d’exprimer une pensée autonome, non prémâchée. C’est un équilibre franchement coton à trouver. Mais cette difficulté vaut la peine d’être vécue.

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Le Net, du fait qu’il autorise plus facilement une consultation tous azimuts de pages en un temps réduit, est plus enclin que la presse papier à recourir à des formats courts, avec des articles vite lus. On peut remarquer d’ailleurs que beaucoup de magazines papier adoptent aujourd’hui des maquettes très inspirées de la Toile, de sorte à rester à la page, si je puis dire. Se multiplient les rubriques et sous-rubriques qui permettent de rendre compte de tout – du plus de choses possibles à tout le moins. Le problème, c’est que ce mode de fonctionnement inspiré du Net privilégie davantage la quantité que la qualité. S’opère un nivellement par le bas où, sous prétexte d’apporter aux lecteurs/glaneurs le plus d’informations possible, le critique devient essentiellement un prescripteur qui doit avoir un avis sur ce tout. Comme tu le dis, son rôle se réduit alors à informer le lecteur et à l’aider à séparer le bon grain de l’ivraie. Ce qui tend, progressivement, à ne plus le distinguer de l’internaute boulimique qui tient son blog, écoute beaucoup de musiques et a, lui aussi, un avis sur tout, mais rien à dire vraiment. Quand la fonction du critique se résume à avoir un avis et le donner, sans le développer, comme si sa position institutionnalisée était en soi une valeur sûre du bon goût, le risque n’est-il pas qu’il perde, à la longue, de son aura ?

Aujourd’hui, le volume de la production discographique est tel qu’il est humainement impossible de le traiter dans sa totalité – surtout si on lui ajoute l’immense corpus légué depuis des siècles par l’histoire musicale. A mon sens, cette quête d’exhaustivité est donc vaine. Elle est aussi dangereuse : à trop vouloir parler de tout, on en vient rapidement à parler de rien. L’esprit critique est un outil fragile, qui s’enraye et se dérègle facilement si on l’expose à un tel mitraillage d’informations. Pour le reste, il me semble que les sites, blogs ou journaux qui se prétendent exhaustifs ne couvrent le plus souvent qu’un seul domaine musical – ils vont s’intéresser principalement à la production pop-rock, ou jazz, ou world, ou classique, que sais-je… Cette exhaustivité-là n’est donc que le paravent d’un esprit de clocher assez pénible. Je préfère mille fois ouvrir au maximum mon spectre d’écoute, quitte à passer à côté d’une foultitude de belles choses (et cela arrive, forcément), que de le réduire à un domaine précisément ciblé, où chaque musicien sera jugé en fonction de ses semblables. Cette ouverture apporte de l’air à mon cerveau et m’aide à échapper à cette mécanique binaire du « bon » et du « mauvais », à ne pas me borner à la simple formulation d’avis péremptoires sur tel ou tel album. Je me répète : être critique, ce n’est pas proférer des opinions, mais énoncer des pensées. Si la dictature de l’opinion continue de prendre le pas sur le libre exercice de la pensée, alors on peut effectivement s’inquiéter de l’avenir de la critique. Personnellement, je me fiche éperdument qu’elle ait une quelconque « aura » : la savoir encore présente dans ce monde suffit amplement à mon bonheur.

Quelle place occupe dans ton travail de critique la découverte de perles rares ?

Le critique a-t-il pour vocation d’être un découvreur de « perles rares » ? Je n’en suis pas du tout certain. Fouiller dans l’ombre des marges ou dans les recoins les plus obscurs du passé pour en rapporter quelque mirifique trésor caché n’est pas un objectif en soi. Depuis quelques années, on assiste à une sorte de surenchère assez fatigante dans ce domaine : c’est à qui ramènera à la surface de l’actualité le musicien maudit le plus improbable. Le créneau de la réédition n’a jamais été aussi dynamique, ce qui nous vaut la remise sur le marché d’albums souvent insipides, que le seul piment de la rareté ou de l’inédit est censé relever. Au simple motif qu’ils ont été oubliés ou ignorés en leur temps, on va nous présenter des songwriters de dixième catégorie, des quinzièmes couteaux du jazz, des Brésiliens sans relief (ça existe !) ou des compositeurs classiques ultra mineurs comme des génies en puissance. Le même snobisme est à l’oeuvre dès lors qu’on touche à la production « underground », toutes catégories confondues : un musicien sous-exposé, produisant à petite échelle, sera forcément plus valeureux et digne d’admiration qu’un gros vendeur soutenu par une major, puisqu’il sera protégé par l’irréprochable intégrité de sa démarche. Mais moi, je me fiche que les musiciens soient des modèles d’intégrité ! Je ne suis pas là pour signer des certificats de bonne moralité, mais pour essayer de comprendre pourquoi certaines musiques sont particulièrement inspirées, vivantes, sensuelles et intelligentes. Peu importe, alors, qu’elles soient très populaires ou très obscures, qu’elles m’aient été envoyées par une maison de disques ou par leurs auteurs, ou que je sois allé les pécher moi-même en surfant sur internet ou en me rendant à un concert. Si je pense pouvoir apporter ne serait-ce qu’un début de point de vue intéressant sur Leonard Cohen, Astor Piazzolla ou Baden Powell, qui sont tout sauf des inconnus et qui ont déjà fait l’objet d’innombrables articles à travers le monde, alors j’écrirai volontiers sur ces gens-là, en espérant que je pourrais à la fois éveiller la curiosité de ceux qui ne les connaissent pas, ou mal, et apporter un éclairage différent à ceux qui fréquentent leur oeuvre depuis longtemps. La question n’est pas de savoir si je suis le premier à découvrir tel ou tel musicien, mais bien de savoir si je suis en mesure d’élaborer un discours articulé et pertinent sur son art.

Les relations d’étroites connivences qu’entretient la presse avec certains labels n’ont-elles pas des effets pervers, comme celui d’accaparer le critique et de faire de lui presque un agent commercial qui se doit, parfois sous pression, de rendre compte des albums qu’il a reçus ? Alors qu’il pourrait peut-être consacrer son temps à écrire sur des disques qu’il aurait découverts par lui-même, sans le biais d’un tiers intéressé ou d’un réseau d’influences…

Je n’éprouve pas de scrupule particulier à recevoir régulièrement des disques de la part de tel label ou de telle structure de distribution. Aucun contrat, même moral, ne me relie à eux : rien ni personne ne m’oblige à écrire sur les albums qu’ils m’envoient, et rien ne les empêche de cesser leurs envois s’ils estiment que je ne les soutiens pas assez (ils ne s’en privent pas, d’ailleurs…) Si je choisis de me pencher sur l’oeuvre d’un musicien, c’est parce que je l’ai voulu et choisi. Par ailleurs, je reçois autour d’une petite dizaine de CD par semaine. C’est peu, je crois, par rapport au volume moyen de nouveautés qui s’abat sur le bureau ou dans la boîte aux lettres de mes confrères. Mais pour moi, c’est déjà beaucoup : il m’est franchement difficile d’écouter plus de deux nouveaux disques par jour. J’ai besoin de temps, de mettre la musique à l’épreuve de mon sens critique, de voir ce qui, en elle, résiste ou pas à mes interrogations et de voir ce qui, en moi, est ébranlé ou pas par les questions qu’elle me pose. Je ne parviens pas toujours à me ménager ce temps de « confrontation » à la musique : c’est un problème qui me préoccupe en permanence. C’est la raison pour laquelle j’essaie aussi de faire preuve de mesure dans mes recherches personnelles : je ne m’imagine pas passer mes journées à traquer des artistes sur internet et mes soirées à écumer les salles de concert. Je ne néglige aucunement ce genre de pratique, car il me paraît en effet important de cultiver cette part de curiosité qui n’est pas tributaire d’un « tiers intéressé », comme tu le dis. J’essaie simplement de m’en acquitter au mieux, en recourant principalement à un vieux système qui a fait ses preuves : celui des affinités électives. La plupart de mes découvertes, je les fais en suivant les conseils des confrères, des musiciens et des mélomanes que j’estime. Je ne crois pas qu’on puisse faire des découvertes par soi-même, dans la plus stricte solitude. C’est en tout cas une idée qui m’est agréable, car elle offre un bon contrepoids à cette sensation d’isolement que l’exercice critique éveille parfois en moi.


Qu’entends-tu par cette « sensation d’isolement » ? Est-elle relative à l’absence de considération de la critique dans le paysage musical actuel ? Au manque de retours qui peut rendre cette activité assez ingrate ?

Je ne voudrais pas donner une tonalité trop chagrine à ma réponse. Il m’arrive certes de penser que j’écris dans un grand silence, et c’est un sentiment qui peut vite devenir lourdingue : qu’ils proviennent de lecteurs, de musiciens ou de confrères, les retours ne sont effectivement pas si nombreux, et je les accueille donc avec d’autant plus de gratitude. Ces états d’âme restent passagers, et je ne leur donne pas plus d’importance qu’ils le méritent. Je ne suis pas en manque de considération, puisque ce n’est pas ce que je recherche : j’attends tout au plus un peu d’écoute, et surtout de dialogue. Non, la sensation que j’évoquais plus tôt tient surtout à la situation dans laquelle je me place pour exercer mon activité : pour l’accomplir, j’ai besoin de me dégager de vrais moments de solitude, à l’écart du monde. Cette forme de réclusion est volontaire, elle ne m’est pas du tout douloureuse. Pour éviter qu’elle prenne un tour débilitant et desséchant, je fais simplement en sorte de déployer au maximum mes antennes, et notamment de ne pas m’abreuver à la seule source de la musique. C’est là où les exemples de Tordjman, Keen ou Jourde m’ont aussi été très précieux : ils m’ont convaincu que la critique musicale avait tout à gagner à puiser dans des univers qui ne relèvent pas exclusivement de son domaine – philosophie, sciences humaines, littérature, poésie, arts plastiques, que sais-je… Grâce à eux, j’ai notamment pu assumer pleinement l’impact essentiel qu’ont eu sur moi mes auteurs de chevet – Fargue, Valéry, Dietrich, Hyvernaud, Calet, Follain, Perros, Michaux, Bove ou Gadenne. Ces écrivains-là possédaient une qualité et une singularité de vision que j’ai toujours rêvé de transposer dans le périmètre a priori plus restreint de la critique. Aujourd’hui, je dois avouer que les textes de philosophes comme Vladimir Jankélévitch ou George Steiner ou d’écrivains comme Jean Echenoz ou Erri de Luca me nourrissent davantage que la prose de mes confrères : j’y trouve cette pensée sensible et ce regard aigu sur l’immensité du monde qui m’aident à définir ma propre position. Nous parlons de musique, mais elle n’est au fond qu’une clé pour parler du vaste monde, des hommes qui l’animent et des forces qui le traversent. Et c’est pour cela que nous l’aimons.

– La page Myspace du guitariste Richard Robert

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