« Tu n’écriras pas de mauvais choses sur moi ? Tu me le promets ? » De l’artiste au critique, la question pourrait paraître embarrassante, mais voilà, lorsqu’elle sort d’une bouche ingénue qui a peur de se faire gronder, la situation en devient touchante…
Artiste dit « transgenre » (le mot n’est pas très beau, mais s’avère juste sur un le plan musical), la harpiste Baby Dee s’avère derrière son apparence excentrique, une personnalité ultra-sensible, parlant à flot continu, s’esclaffant d’un rire sans demi-mesure qui résonne encore dans les couloirs du label Discograph, pour, l’instant suivant, paraître l’être la plus vulnérable au monde. Parfois, elle-même nous met mal à l’aise en nous confiant un terrible secret d’enfance dont on ne semble pas digne en parfait inconnu… Nous n’avions pas rencontré une telle personnalité tourmentée dans sa contradiction depuis… Cat Power. Non, n’aie rien à craindre Baby Dee, je ne vais pas écrire de mauvaises choses. Autrement, je ne serai pas là, devant toi.
Chansons trop noires
Baby Dee : « L’histoire derrière tout ça, c’est que quelques années auparavant, j’avais écrit quelques chansons « sérieuses », que nous avons sorties sous forme de livre accompagné d’un CD. Cela s’appelait The Book of songs for Anne Marie (2004). Mais nous ne l’avions pressé qu’à 150 copies… A l’époque, je suis rentré en studio, me suis assis devant le piano avec un micro, et j’ai interprété toutes les chansons, une seule fois. On a ensuite donné l’enregistrement au label sans même l’avoir écouté (rires). C’est l’enregistrement qui figure avec le livre, ne me demande pas pourquoi ! A l’origine, lorsque j’ai envisagé de retourner en studio pour mon troisième album, je voulais utiliser ses chansons issues du livre. Au lieu de faire comme les fois précédentes, enregistrer les chansons d’un trait pour les donner sans même les écouter, je voulais faire un vrai album : donner le meilleur de moi-même et surtout que d’autres gens jouent dessus. J’ai donc utilisé une partie des morceaux pour en faire le nouvel album. Mais… quelques semaines avant d’entrer en studio, j’ai parlé à Will Oldham (ndr, co-producteur du disque) du fait que je n’avais pas vraiment de nouvelles chansons dans les tiroirs. En fait, j’avais composé quelques nouvelles chansons, mais je ne les aimais pas (rires). Je n’aimais pas la manière dont elles évoluaient, très noires. Musicalement je les trouvais plutôt bonnes, mais émotionnellement les paroles étaient tellement sombres que je ne voulais pas les révéler au monde. Des chansons comme “The Onlys Bones That Show”, “Fresh Ou the Candles”… les paroles sont vraiment personnelles, très noires, pas toutes, mais certaines d’entre elles allaient tellement loin, que je ne voulais pas m’aventurer sur ce terrain.
Et puis Will Oldham m’a dit d’aller vers elles au lieu de les éviter. Car je ne serais pas seul si j’y allais, Will, Matt (ndr Sweney, co-producteur et guitariste), Andrew (WK, batterie), Max (Moston, aux arrangements et violons) seraient là, à mes côtés. Cela ferait toute la différence. L’expérience s’est avérée pas si mal, ce fut même super et amusant. La chanson la plus sombre d’entre toute était “Fresh Ou the Candles”, si tu lis les paroles, tu ne peux pas imaginer combien… et finalement elle est devenue ma chanson préférée du disque. Avec ce que Will et Matt ont apporté, ils l’ont emmenée autre part, vers quelque chose de différent. Et j’adore la tournure qu’elle a prise. Finalement, je pense que ce que j’ai appris, c’est que tu peux aller n’importe où du moment que tu n’es pas tout seul. »
Artiste de rue
« J’ai commencé à New York au milieu des années 70, puis je suis parti un an à Paris ou peut-être neuf mois. J’avais rencontré ici un groupe qui s’appelait (ndr : il prend un accent théâtral) les Shangaï Bureau. Nous avons fait quelques concerts ensemble dans un théâtre et même dans une église, l’église Saint-Merri près de Ménilmontant. J’avais complètement perdu le contact avec eux, et puis il y a quelques mois, j’ai fait un concert sur une péniche et quelques membres survivants du groupe étaient là, la plupart d’entre eux sont morts, hélas. Ça m’a rappelé quelques bons vieux souvenirs… (sourire). J’ai beaucoup voyagé à la fin des années 90. Plus tard, je suis retourné en France pour faire du théâtre de rue, mais d’une façon totalement différente. J’avais un tricycle et j’étais cette fois costumé en chat, et non pas en ours, comme à New York. J’ai joué dans un festival à Chalon-sur-Saône, puis je suis allé en Grande-Bretagne… Il y a deux choses pour lesquelles la France est très bonne : le théâtre de rue, c’est le meilleur du monde. La deuxième chose, ce sont les chansons : les français sont très bons pour écrire des chansons. Il y a ici une vraie culture de la chanson, quelque chose de spécial… Vous avez des artistes comme Piaf, c’est tellement riche, il y a un vrai monde de chansons. Pour moi, la chanson française est d’un haut niveau, certaines chansons populaires ressemblent davantage à de l’art. La chanson française est plus sérieuse, impliquée, plus fine. C’est un peu la différence entre une chaise quelconque (prenant celle sous le bureau) et une chaise très travaillée. »
Une carrière tardive à 50 ans
« Toute ma vie, j’ai voulu faire de la musique, toute ma vie. Je me souviens gamin, je devais avoir cinq ans, je voulais déjà écrire de la musique. J’ai essayé, je l’ai étudiée, toujours avec ma petite obsession, j’explorais différents genres musicaux, j’étais fasciné. Mais… je n’avais pas cette chose, peu importe ce que c’était, qui en moi me permettait de créer. Aussi fort que je le voulais, ce n’était pas assez, et cela a pris des années. Ce n’est pas avant la fin de ma quarantaine que j’ai enfin trouvé le moyen de m’exprimer. Essentiellement, parce que j’avais besoin de dire quelque chose. C’est vraiment un processus mystérieux, tu peux avoir beaucoup d’influences dans tes bagages, mais l’influence qui compte la plus est celle qui te rend capable de « le » faire. Tu vois ce que je veux dire ? « (rires)
Ecart générationnel
« Les gens de Drag City sont merveilleux, tellement adorables. C’est très bien de pouvoir enregistrer des disques, tout ça, mais promouvoir l’album, encourager les gens à l’écouter, ça c’est vraiment extraordinaire. Vois-tu, je ne suis pas exactement dans le coup : je ne suis plus jeune, ni mignon… cette musique n’est certainement pas facile à écouter, elle demande des efforts. Je le pense en tout cas. Alors me donner une chance, c’est plutôt cool. Je n’ai jamais rencontré Joanna Newsom, mais nous sommes sur le même label, et c’est vrai nous jouons tous deux de la harpe. C’est plutôt inhabituel. Cela me rend heureux que ces jeunes gens fassent des choses intéressantes. Je connais aussi Devendra (ndr Banhart), c’est un bon ami. Pour moi, ces jeunes gens sont tellement vivants, intrigants et profondément réfléchis. C’est impressionnant. Je trouve cela tellement encourageant. Si j’étais né en même temps que ces gosses, j’aurai été une différente personne. Car je suis né à une période, un temps où il n’était pas du tout correct d’être qui je suis (rires). Même à New York. Ce n’est pas vraiment un endroit où l’on pouvait trouver une famille particulière. Mais pour moi, les choses ont beaucoup changé. J’étais un jeune enfant dans les années 50, puis j’ai atteint la puberté dans les années 60 et il y avait tout ce mouvement hippie. Mais ce n’était pas si libre que cela. Certainement pas pour quelqu’un comme moi, en tout cas. Bien sûr, j’aimais Jimi Hendrix, The Doors, The Who… Johnny Cash ! J’adorais Johnny Cash, il connectait les gens. Qu’un gamin puisse aimer Jimi Hendrix et Johnny Cash en même temps, c’est quelque chose de fantastique. Quel chanteur étonnant ! J’aime toujours ces choses. Mais quelque part, cette musique ne me parlait pas comme à la plupart des adolescents. Pour la plupart des gens, la musique qu’ils écoutent à leur phase adolescente les marque à jamais et ils ne s’en séparent plus. Tout ça est très nostalgique, mais c’est la vérité. La plupart des gens de mon âge écoutent toujours Jimi Hendrix ou les Doors, des choses de leur génération. Mais pour moi, cela ne fonctionne pas comme ça (rires). La musique qui me colle vraiment à la peau, ce sont les très, très vieilles chansons, la musique de la Renaissance, celle Honky Tonk de mon enfance et que ma grand-mère écoutait. Ce genre de choses… (rires) Est-ce que j’aime les chansons plus sophistiquées ? Peut-être, c’est dur de définir quelque chose de sophistiqué…. Théâtral ? Je n’ai jamais vraiment non plus écouté de musique théâtrale. Je pense plutôt au mot « antiquité ». J’adore les vieilles, très vieilles choses, qui survivent au temps qui passe. »
La voix
« Je n’aime pas ma voix. Beaucoup de gens n’aiment pas ma musique à cause de ma voix. Et je ne leur en veux pas, car moi non plus je ne l’aime pas ! (rires) Lorsque j’ai commencé à écrire des chansons après ma longue période à vide, je ne voulais pas les chanter, et je les ai remises à une seule personne, Antony (ndr : d’Antony and The Jonhsons). C’est un bon ami et un excellent chanteur, j’espérais peut-être qu’il en reprendrait une. Mais Antony les a transmises à David Tibet (ndr : meneur du groupe Current 93 et fondateur du label Durtro) qui a voulu en faire un album. Mais jamais dans mes rêves les plus fous, je me voyais chanter mes chansons sur un album. Mais c’est ce qui arrivé, et je continue de suivre ce chemin. Je préfèrerais que quelqu’un chante mes chansons, mais tout le monde me dit que je suis la seule à pouvoir les chanter. Malgré tout, j’aime chanter, c’est juste que lorsque je m’écoute plus tard… (ndr : elle me jette un air dégoûté) – je n’écoute d’ailleurs par mes albums pour cela. Mais c’est aussi pour cela que j’aime cet album, grâce à l’investissement de Will, de Matt et de tous mes amis… Ils l’ont rendu bon malgré moi, c’est un excellent album. Les arrangements de violon étaient une combinaison de différentes parties jouées par Max Moston, qui écrit également les arrangements pour Antony, mais quand tu écoutes cette partie, c’est une véritable création solo ! Certains critiques pensent que je ne devrais pas chanter. Il y a cette chronique parue dans Spin, vraiment mauvaise. Elle commençait ainsi, « ce monstre ne devrait pas rester dans les coulisses ». Qu’est-ce que ça veut dire ? (soupire). Je me sens un peu désarmé. Les gens vont me juger… Si les chroniques en France me jettent complètement, cela va vraiment me faire très mal (rires). »
-Lire également la chronique de Safe inside The Day (Drag City/Discograph)