Une sélection transversale de trois disques rares, peu commentés, voire sous-estimés, puisés dans une discographie particulière, le catalogue d’un label ou un genre musical donnés.


A 55 ans, John Zorn incarne l’artiste visionnaire, protéiforme et insatiable par excellence. Multi-instumentiste (il est surtout saxophoniste alto, mais il joue aussi du piano et des percussions), compositeur, producteur, directeur artistique, patron de club et fondateur du label Tzadik (1995), il catalyse et engendre depuis 1973 moults objets musicaux qui témoignent d’une ouverture d’esprit et d’une curiosité proches de celle des artistes de la Renaissance. S’il nous fallait en préambule – et pour aller très vite – définir quatre pans principaux, aux limites forcément poreuses, dans sa discographie pléthorique (plus d’une centaine de disques), le premier regrouperait alors conjointement les enregistrements sous son propre nom et ceux signés avec sa formation Naked City (Wayne Horvitz aux claviers, Bill Frisell à la guitare, Fred Frith à la basse, Joey Baron à la batterie et Yamatsuka Eye au chant). Appartenant pour la plupart à une veine hardcore, sombre et expérimentale, les jalons essentiels en sont Cobra (1985), Naked City (1990), Kristallnacht (1992), Painkiller (1994) ou plus récemment le sidérant triptyque Moonchild/Astronome/Six Litanies for Heliogabalus (2006-2007).
Le second pan serait quant à lui dévolu à sa formation de jazz klezmer Masada, initialement un quartet virvoltant avec Dave Douglas à la trompette, Joey Baron à la batterie et Greg Cohen à la contrebasse. Née en 1993 et toujours vivace, bien que polymorphe, son esprit se prolonge aussi depuis 2004 sous la forme des Book of Angels, dix volumes à ce jour de compositions de John Zorn pour Masada, reprises par des groupes à géométrie variable produits par le maestro.
Le troisième pan serait ensuite consacré aux albums de musique de chambre, souvent étonnants tant ils pervertissent le genre et permettent au classicisme de se frotter à l’avant-garde. Figurent parmi eux des oeuvres importantes comme Duras, Duchamp (1997), Cartoon S/M (2000) ou Madness, Love and Mysticism (2001).
Enfin, le quatrième concernerait l’ensemble des albums rapportés au médium cinématographique, comprenant des oeuvres maîtresses comme l’hommage déconstructionniste Godard (1984) ou la jubilatoire relecture/détournement des musiques d’Ennio Morricone The Big Gundown (1985). Ainsi que la série de musiques de film qui va nous intéresser ici, intitulée Film Works, initiée dès 1986 et qui compte à présent dix-neuf volumes (le dernier en date, The Rain Horse, est sorti récemment au mois de janvier).

z-filmw05.jpg
Les B.O. écrites par John Zorn, longtemps restées introuvables, tout comme les films underground (polars S.M., pornos, mangas, science-fiction déjantée, western shaolin, essais formalistes, documentaires expérimentaux et engagés…) auxquels elles renvoient demeurent difficiles à visionner, ont offert d’emblée au musicien la possibilité de développer différentes facettes de son art, à la marge d’oeuvres plus exposées et jugées, parfois à tort, plus importantes. Le cinquième volume des Film Works, Tears of Ectasy, dédié à un porno gay japonais mâtiné de science-fiction kitsch, réalisé par Hiroyuki Oki en 1995, est de ce point de vue une démonstration ébouriffante de collage sonore tous azimuts, très représentatif de l’éclectisme musical dont témoigne le saxophoniste depuis ses débuts. Constitué de huit bandes sons enregistrées et mixées en douze heures, ce Film Works enchaîne ainsi pêle-mêle, sans distinction de styles, surf music, hard rock, country, free jazz, ambient, rock noisy, world et musique contemporaine, soit un déconcertant panel d’orientations dévoyées, décomposé en quarante-huit morceaux avoisinant la durée d’une minute et répondant à d’incessantes ruptures de tons orchestrées avec brio.
Multiplication, fragmentation et dérapage définissent ainsi une esthétique musicale kaléidoscopique où chaque genre abordé importe moins que le mouvement du désir qui le traverse, les transformations et métamorphoses sonores qu’il engendre. D’un tel patchwork résulte un sentiment prégnant d’inachèvement, comme si John Zorn et ses fidèles musiciens (Robert Quine et Marc Ribot à la guitare, Cyro Baptista aux percussions), en refusant de faire la part des choses, de trier et séparer le bon grain de l’ivraie (tous les styles ont droit à une durée équivalente), accusait la notion de barrières et de fixation au profit d’un univers brouillé et sans hiérarchie, en permanente (r)évolution. Du chaos sciemment entretenu, le new-yorkais retire une musique des ruines où cut-up, rythmes différentiels, accélérations et ralentissements sont autant d’actes de résistance à l’inertie et au vide, prônent la circulation, la vitesse, l’énergie et le flux émotionnel. Avec le jubilatoire exercice de montage godardien de Tears of Ectasy, Zorn fait du morceau de musique, partie déterminée d’un tout qui la déborde et dont elle est l’ombre portée, une véritable masse d’affects en ébullition.

z-filmw08.jpg
La forme génialement éclatée de Tears of Ectasy trouve avec Film Works vol. 8 un prolongement plus mélodieux et apaisé. Entouré des principaux musiciens qui contribuent régulièrement à ce projet, John Zorn y développe un sens de la narration dramatique et plastique saisissant. Cet album sorti en 1998 concentre en fait deux B.O., celle d’un documentaire, The Port of Last Resort, consacré aux rescapés des camps nazis qui se sont réfugiés à Shanghai dans les années 30, et d’un film érotique intitulé Latin Boys Go To Hell (on remarquera au passage, une fois encore, le mélange peu orthodoxe entre un sujet on ne peut plus sérieux et un film de cul). Malgré ces deux parties, le disque conserve une cohérence formelle indiscutable qui en fait une oeuvre autonome, intense et bouleversante. Le premier segment regroupe des compositions pour le trio à cordes de Mark Feldman (violon), Erik Friendlander (violoncelle) et Greg Cohen (contrebasse), complété par la guitare électrique de Marc Ribot, le piano d’Anthony Coleman et le pipa de Min Xia Fen. Trop souvent réduites à un espace récréatif ou un terrain d’expérimentations formelles, certaines musiques de film de John Zorn démontrent au contraire qu’elles peuvent parfois constituer l’aboutissement de travaux préliminaires, en l’occurrence ici ceux qui nourrissent le projet d’obédience klezmer Masada. Les titres du premier segment de Film Works vol. 8 empruntent en effet directement leur esthétique à la musique de chambre du String Masada, mais les thèmes y sont particulièrement épurés et raffinés, comme sur les trois versions de “Ruan” ou lors du magnifique duo guitare/contrebasse de “Or Ne’erav”, deux morceaux d’une grande fluidité mélodique qui voient les instruments à cordes se répondre avec un sens de l’harmonie remarquable. L’ensemble de ces plages constitue de fait une suite finement pensée qui couvre une gamme complexe de sentiments, dénotant une sorte de tragédie joyeuse, la gravité étant compensée par l’élan poétique des musiciens.

Aux antipodes des télescopages sonores et brisures rythmiques de Tears of Ectasy, ce huitième volume déploie donc des mouvements courbes et gracieux, dépourvus de toute once de mièvrerie. Et si la seconde partie repose essentiellement sur le jeu des deux percussionnistes Cyro Baptista et Kenny Wolleson, l’ambiance demeure sombre, le dialogue patient. Les ombres ont glissé des cordes aux percussions, du Nord au Sud, faisant le vide autour d’elles. Règne un calme inquiétant à peine perturbé par quelques haussements de ton. Par son dépouillement et le primat accordé à la mélodie, cette seconde face semble faire écho à la première, les sonorités et la forme ont changé, mais sourd de la beauté et de l’équilibre toujours la même douleur qui coulent comme le sang dans les veines de la musique de John Zorn.

z-filmw14.jpg
Tout aussi émouvant Hiding and Seeking, Film Works vol. 14 (2003) marche sur les pas du maître Ennio Morricone, sans la dimension post-moderne de The Big Gundown. C’est une évocation personnelle de l’univers de l’Italien, d’une grande force d’inspiration, où les compositions de John Zorn atteignent des sommets de musicalité, sans détours ni déconstruction. Cette B.O. présente sur le documentaire de Menachem Daum et Oren Rudavsky, qui part sur les traces d’une famille polonaise ayant abrité pendant la seconde guerre mondiale les parents de la femme de Daum, recèle de superbes compositions, parmi les plus accessibles du new-yorkais. Conçue pour la guitare acoustique de Marc Ribot, le vibraphone de Kenny Wollesen, les percussions de Cyro Baptista, la contrebasse de Trevo Dunn et la voix de Ganda Suthivarakorm, cette musique écrite en deux heures puis enregistrée en un jour, qui évoque, aux dires de Zorn lui-même, tour à tour « la chance juive, la fierté juive, la perte juive, et le sort juif », demeure simple et limpide. Preuve que le saxophoniste, davantage réputé pour être un musicien austère et provocateur, ne rechigne nullement aux plaisirs de l’easy-listening, à la grâce de la beauté spontanée.

A ceci près que les compositions de Hiding and Seeking sont toutes peu ou prou travaillées par une manière singulière de moderniser le répertoire folklorique Jewish et d’en étendre la portée formelle, sans en dynamiter le cadre harmonique : la guitare se pare ainsi d’accents hispanisants, les percussions lorgnent du côté du Brésil et, en filigrane, la musique de westerns spaghetti est plusieurs fois convoquée sans que ne soit rompue la trame sonore initiale. Art du fondu et de la citation en profondeur, sur le mode de l’économie et de la discrétion. A l’instar aussi de la voix éthérée de Ganda Suthivarakorm, employée comme un instrument à part entière, qui évoque la sensualité des choeurs féminins utilisés par Morricone et participe sans ambages de l’enchaînement délié et lyrique des plages. Dans cette façon d’investir la surface d’une musique généreuse en émotions directes, Hiding and Seeking dévoile un John Zorn paysagiste pointilliste plutôt qu’architecte post-moderne, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

A écouter :

Tears of Ectasy, Film Works vol. 5 (Tzadik/Orkhêstra – 1995)
The Port of Last Resort/Latin Boys Go To Hell, Film Works, vol. 8 (Tzadik/Orkhêstra – 1998)
Hiding and Seeking, Film Works vol. 14 (Tzadik/Orkhêstra – 2003)
– A noter, une compilation, Film Works Anthology (Tzadik/Orkhêstra – 2005), regroupe des morceaux enregistrés entre 1998 et 2005 et constitue une excellente porte d’entrée pour pénétrer le versant cinématographique de l’oeuvre de John Zorn.

– Le site de Tzadik
– Le site de Orkhêstra

A lire :

Trois disques sinon rien : Mendelson