Dilemme : fallait-il se rendre à un concert dont on savait déjà que tout le monde dirait le plus grand bien sans pour autant paraître consensuel ? La réponse fuse : sans hésitation.
Difficile d’évoquer en mots mesurés le spectacle donné par Portishead quelques jours après la sortie du phénoménal Third (on n’a vraiment pas fini d’en faire le tour), et surtout après 10 ans d’un silence insupportable pour la foule de fans ou simples amateurs.
Balayons d’emblée une première partie qui avait tout l’air d’être une tentative de réhabilitation du boîtier anti-jeunes (et moins jeunes), au point que les allées et le parc à fumeurs du Zénith ont fini par être plus courtisés que la salle elle-même, pleins de gens fuyant ce math rock bas du front et ridicule dont on n’a même pas retenu le nom.
Après 45 minutes d’attente, à 21h15 pétantes, Geoff Barrow, Adrian Utley et Beth Gibbons font leur entrée sous un tonnerre d’applaudissements d’une rare intensité. Cette entrée marque par sa modestie puisque le trio s’en acquitte sans artifice, mélangé au reste des musiciens venus donner corps à leurs architectures sonores. Il y a donc à leurs côtés Clive Deamer (batterie), Jim Barr (basse) et John Baggott (claviers), soit exactement le même noyau dur que 10 ans plus tôt, un noyau d’une efficacité démoniaque. Signe évident que nous assisterons à quelque chose d’indicible. Et indicible, ça l’a été.
Ouvrant logiquement sur “Silence”, le set plonge immédiatement le public dans une stupeur dont il ne se départira qu’une fois les lumières rallumées, quelque 1h30 plus tard. Portishead est vivant, et bien vivant. Geoff Barrow, hyper concentré sur ses claviers, sa batterie électronique et ses platines, ne lèvera pratiquement jamais la tête. Adrian Utley est à l’opposé de cette attitude réservée et présente de nombreux signes de rage, de violence même, tous orientés et dirigés vers ses guitares qu’il maltraite sans renâcler pour en sortir ce son terrifiant de corne de brume qui traverse Third. C’est un homme de scène qui en impose par sa force tranquille et sa masse, un homme qui inspire le respect et la crainte.
Mais, assurément, le clou du spectacle est celle qui fait tout pour fuir la starisation, Beth Gibbons. La première chose qui saute aux yeux c’est que le temps n’a aucune prise sur elle. Elle ne change pas, ne bouge pas. Toujours la même petite femme frêle, agrippée à son micro comme à une bouée de sauvetage, corps chétif et voûté d’où sort pourtant une voix d’une puissance volcanique. Dire que Beth Gibbons chante admirablement bien relève de la plaisanterie. Elle est bien au-delà du simple chant. Elle vit, elle transpire, elle déchire le mur du son par sa grâce, elle tremble ou alors au contraire elle hurle. Mais jamais elle ne baisse de régime. Entre chaque titre, on lui offrirait une bière tant son grand sourire est sincère et enthousiasmant. Alors qu’au cœur de la tourmente, dans l’œil du cyclone, elle suscite tantôt l’effroi, tantôt la compassion, tantôt la plus grande tendresse, tantôt le dégoût. Elle envoûte les chansons de Portishead bien plus qu’elle ne les interprète. Cette femme est littéralement spectaculaire.
Devant un grand écran sur lequel sont projetées des images de synthèse, des images du concert, ou à l’occasion quelques films privés des artistes (notamment Beth Gibbons adolescente, soit exactement la même qu’aujourd’hui, troublant), le dispositif scénique est d’une grande sobriété – ce n’est d’ailleurs pas l’objet. Le son quant à lui est d’une autre teneur. Monstrueux, parfait, idéalement ajusté. Le moindre artéfact est perceptible, le moindre grincement de corde résonne.
Et surtout, ce qui frappe, c’est la puissance de l’ensemble. Revisitant les trois albums studio de manière équilibrée, Portishead produit une pâte sonore qui écrase, assomme. On est englué dans la musique, empêtré dans la matrice électro-organique jouée live devant nous. Très peu de bandes, boucles ou autres sons pré-enregistrés (à l’exception, bien sûr, des scratches). Tout est élaboré patiemment mais sans pitié par ce groupe remonté comme jamais. A signaler “Magic Doors”, un titre de Third qui, joué uniquement avec des instruments, prend toute sa dimension sur scène, colossal, impressionnant. Pour le reste, alternant les moments de terreur provoqués par les titres les plus violents (logiquement, “We Carry On” emporte la palme) comme les moments de grâce pure (“The Rip”, “Humming”, et surtout “Roads”, définitivement sublime, l’occasion pour nous de remercier le public qui n’a pas eu le mauvais goût de frapper des mains en rythme comme sur le Roseland NYC Live), le groupe ne fait pas le spectacle. Il joue parce qu’il n’a pas d’autre moyen d’expression pour évoquer son mal-être dans un monde aussi sordide.
On sait la musique de Portishead souvent inconvenante, surtout sur Third, et son interprétation en live ne déroge pas à la règle, bien au contraire. Une gêne s’installe dans le public, mal à l’aise de voir des êtres souffrir de la sorte. Et il faut voir son recueillement tout le long du concert, à peine soulagé lorsqu’il s’agit d’applaudir à tout rompre chacune des chansons. Pas question de revue ou de best-of ici, d’ailleurs “Glory Box” ne sera pas plus salué que n’importe quel autre titre. Le public est en extase, même s’il sait qu’il n’en sortira pas indemne.
Mais quand tout s’arrête, on comprend enfin que ce moment est vraiment celui des retrouvailles. Le groupe demeure longtemps sur scène (pour un groupe anglo-saxon, entendons-nous) à saluer, remercier et, miracle, rire à gorge déployée. Et franchement, ça soulage.
Lire également :
– La chronique de Third
– Un article évoquant leurs trois premiers disques
PS : merci à François pour ses photos sur le vif