Après cinq ans d’absence involontaire, Tanger revient enfin avec un album toute colère devant. Or c’est bien connu, la colère n’est pas bonne conseillère.


Tanger, pour les plus jeunes, ne doit pas évoquer grand chose d’autre que la célèbre ville marocaine. Il fut pourtant un temps pas si éloigné où ce nom exotique était aussi celui d’un groupe aventureux, intelligent, pompier pour les contempteurs, génial pour les adeptes. En 1996, sur un premier album éponyme hallucinant (quasiment introuvable aujourd’hui), le quintet d’origine, emmené par le charismatique Philippe Pigeard, faisait entrer un rock expérimental truffé d’arabesques (au sens littéral du terme) dans les chambres d’étudiants plutôt habitués aux ballades de Jeff Buckley et aux riffs assassins de Noir Désir.

Puis, après de valses hésitations, le groupe était revenu avec un discours autrement plus accessible, une pop arrogante et ambitieuse, parfois caricaturale mais le plus souvent brillante, sur l’inégalé Le Détroit (2000), un disque bourré de tubes savants et instantanément accrocheurs. Même veine creusée avec L’Amour Fol en 2003, avec moins de luxuriance et plus de profondeur, un disque magique, classique et tout aussi indispensable.
Malheureusement, les places étant chères, le succès a tendu à Tanger un doigt mortel, amplifié par celui de leur label de l’époque Mercury. Philippe Pigeard s’était alors avoué vaincu, écrasé par une industrie qu’il ne comprenait pas et qu’il acceptait encore moins (on se souvient d’un édito émouvant paru quelques années plus tard sur le mensuel Magic! dans lequel il faisait part de sa douleur devant ce constat d’échec). Alors autant dire qu’après cinq ans d’un silence forcé, l’annonce du retour de Tanger en a réjoui plus d’un.

Désormais en configuration resserrée puisque ne restent du groupe initial, outre Philippe Pigeard, que Didier Perrin et Christophe Van Huffel, Tanger a décidé de récupérer son rang. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le trio a usé de tous les moyens à sa disposition pour se rendre visible, y compris par une jaquette d’un goût douteux assumé (et plutôt drôle). Côté musique aussi, il est en colère et tient à le faire savoir.

Il Est Toujours 20 Heures Dans Le Monde Moderne, avec ce titre cinglant qui en dit long sur l’image que les musiciens ont d’eux-mêmes, arguant du fait que malgré leur absence, le monde a continué à tourner et n’a pas beaucoup bougé, est un disque bruyant, braillard même. Philippe Pigeard et ses comparses ont en effet joué la carte de l’electro-rock crasseux, des guitares tranchantes et des boucles cinglantes. L’exubérance est désormais la seule maîtresse du leader, un chef de gang tantôt glam, tantôt punk, souvent rock et occasionnellement sentimental. Seulement, cette option n’est malheureusement pas toujours gagnante. Car au lieu de s’ouvrir vers de nouveaux horizons, Tanger se fourvoie dans un style qui a déjà connu son heure de gloire, et finit par s’enfermer dans un carcan qui ne lui va pas forcément. Les boucles et autres bleep ne font pas toujours bon ménage avec la poésie directe et à fleur de peau du chef.

Entendons-nous bien, Il Est Toujours 20 Heures… n’est absolument pas un mauvais disque. Bien des prétendants se contenteraient de sa maquette. Mais, pour Tanger, il marque comme un essoufflement. Pour la première fois on a un sentiment extrêmement tenace de redite, d’avoir déjà entendu ça ailleurs, et souvent en mieux. Quand le groupe flirtait avec la ligne jaune par le passé, il passe aujourd’hui à plusieurs reprises du côté convenu. Et cela vaut autant pour les textes que pour les musiques. Un titre comme “Roulette Russe & Poing Américain”, poussif au possible, “Sur la Banquise” dans une moindre mesure, ou pire “Le Bon Usage du Vent” où Pigeard n’est que l’ombre de lui-même dans cette poésie de comptoir, sont tout à fait emblématiques de ce sur place.

Heureusement, le chef de file de ces vieux briscards possède sont lot d’armes secrètes, au premier rang desquels un humour sans faille. Le single “La Fée de la Forêt” en est justement une des meilleures preuves, petite turlute pop-rock hilarante, bien plus grinçante qu’elle en a l’air, et qui n’est pas sans rappeler les délires récents de Katerine, avec qui Pigeard partage un mépris salutaire du qu’en dira-t-on. Ailleurs, c’est quand il lorgne encore vers la pop la plus raffinée qu’il réussit de grands coups, comme sur “Parti Chercher des Cigarettes”, superbe duo avec la revenante Nina Morato. Enfin, cette nouvelle option clash, si elle n’apporte absolument rien (et c’est bien là le problème) n’est pas que succession de ratages. “Cyclotron”, “L’Homme Statue”, “Time Tunnel” ou “Météorites” sont même d’honorables brûlots, juste insuffisants pour un groupe de cette trempe et avec un tel vécu.

Finalement, tiraillé entre la joie sincère de voir de vieux compagnons refaire enfin surface et la déception devant cette nouvelle voie, disons-le, parfois vulgaire, on préfère s’éloigner du concert de louanges poli et hypocrite, et opter pour une franchise qui sied à toute relation amicale durable. Et d’avouer que l’on préfèrerait à l’avenir beaucoup moins d’esbroufe et un peu plus de recul. On sait Tanger capable de bien mieux, bien plus solide. Notre confiance et notre fidélité restent donc entières.

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