Brice Randall Bickford et ses Lutteurs continuent leur grand voyage rural, avec une halte luxueuse dans le Palace de Will Oldham. En route pour le vague à l’âme.
Sans tergiverser, on peut décemment reconnaître qu’il n’y a pas un instrument plus juste et directement connecté à l’âme que la voix. Ainsi, il est des voix éplorées, dont le souffle transperce chaque note, où les instruments s’effacent – aussi belle soit la mélodie -, dépassés par la charge émotionnelle. Il en est d’autres d’une telle intensité qu’elles donnent un sens tragique à une chanson anodine, où une brève inflexion des cordes vocales offrent un tournant inattendu à une progression d’accords conventionnelle, nous happe et nous enveloppe autour d’une émotion inexplorée jusqu’alors. De nos jours, quelques compositeurs interprètes de la trempe de Will Oldham, John Grant, Stuart Staples ou Matt Berninger sont capables d’atteindre cet état de grâce. Dans ses bons jours, Brice Randall Bickford II peut prétendre à ce privilège. Scandaleusement méconnu, ce chanteur/compositeur de Caroline du Nord, a déjà derrière lui trois albums depuis 2001, signés sous le patronyme The Strugglers, dont l’indispensable You Win (2005).
On aime Brice Randall Bickford parce qu’il ne triche pas. De toute façon, il perd toujours. Loser magnifique autoproclamé sur son précédent opus, You Win, c’est sur ce disque en grâce que l’on découvrait cette gorge cassée, chétive et basse. Les trémolos de ce chanteur exceptionnel (qui décidément évoquent toujours un Eddie Vedder des prés pondéré, mais aussi beaucoup Will Oldham) éclaboussent de sanglots arrachés, sans trop que l’on sache si ces derniers résultent d’une nouvelle tragique annoncée juste avant de prendre le micro. Parolier, il n’utilise pratiquement que la première personne dans ses textes, conférant à son chant, témoin de ses doutes, une vérité fulgurante. Accentuant ainsi une quête identitaire dont il semble se rapprocher ligne après ligne, album après album.
Le petit dernier, The Latest Rights, se laisse porter musicalement par des ambiances plus laid-back, dépouillées, à la beauté tranquille. Mais ne pas se méprendre, une bonne douzaine de musiciens contribuent à donner vie à ces grandes évasions d’alternative country, dont se distingue Daniel Hart (St. Vincent) aux arrangements de cordes et le multi-instrumentiste Alex Lazara (Go*Machine), également auteur du visuel de l’album.
On aime aussi Brice Randall Bickford parce que, comme sur le précédent, cet album ne contient que neuf chansons, soit moins de dix ballades pastorales. Un détail très important. Juste de quoi procurer chez l’auditeur un subtil manque, une quantité judicieusement dosée lorsque Lambchop nous écoeure en surchargeant inutilement ses doubles albums. Tout semble parfaitement harmonieux et à sa place avec The Strugglers : le batteur en retrait balaie doucement une ride crash comme si c’était un flocon de neige, le souffle léger des cuivres dessine des halos écarlates à l’aurore (“Theme for the Bad Angel”), un piano Rhodes fait des bulles de savon (le léger, presque soul, “Redeployment”), une lapsteel prend la fuite direction Calexico (“New Form”), et des violons princiers nous font la cour (“My Slow Reflection”). Sur l’électrique “Jonathan” et “The Latest Right”, il y a même un solo de guitare vintage des plus recommandables qui secoue un peu l’ordre établi.
Le seul instrument qui franchit la ligne, c’est cette voix. Au détour du refrain d’“Out on the Main Drag” (qui mérite à elle seule l’acquisition de cet album) jaillissent des arpèges de guitare claire, et à ce stade on se dit qu’il n’y a rien de plus beau sur terre… quand soudain la voix déchirée de Randal, prise dans ce millefeuille émotionnel, se dresse pour porter le coup final, complètement habitée.
Desproges disait qu’il y a en chaque homme une trouble désespérance. Manifestement, Brice Randall sait puiser dans cet abîme pour tirer ses chansons vers la lumière.
– Lire également la chronique de You Win (2005)
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