Après le prometteur Solide paru en début d’année, le jeune multi-instrumentiste sort un second album de classique-pop, plus touffu et arrangé, à la hauteur des attentes suscitées. A découvrir toutes affaires cessantes.


Peter Broderick n’aura pas attendu longtemps pour donner une suite à Docile, beau préambule que nous évoquions dans nos colonnes en mars dernier. Aux esquisses pianistiques de ce premier disque répond avec Float un travail de composition nettement plus ambitieux. En chef d’orchestre, l’Américain exilé au Danemark, par ailleurs membre de la formation folk de Portland Horse Feathers, y organise dans les moindres détails harmoniques une narration musicale aussi envoûtante que mélancolique. Son piano côtoie à présent une guitare, une basse, un violon, un violoncelle, un banjo, un Theremin, une batterie, une scie musicale, une trompette et un célesta, tous maniés par le musicien lui-même. Fait nouveau, Peter Broderick chante sur deux titres, dont un en compagnie d’Amanda Lawrence (aussi au violon et violoncelle). Elément non moins important, l’ingénieur du son Skyler Norwood contribue à apporter aux morceaux de Broderick une dimension synthétique, recourant de façon éparses à des sonorités électroniques astucieusement imbriquées à la trame des compositions.

Float débute par l’explicite “A Snowflake” qui, en plus d’indiquer la plasticité neigeuse des plages à venir, introduit le thème principal du disque, décliné ensuite par trois fois : sur “A Simple Reminder” en mode mineur, sur “Broken Patterns” avec une rythmique plus marquée, et sur “A Beginning” avec l’association liminaire piano/cordes reconduite. Une esthétique musicale qui emprunte volontiers au néoclassicisme, la réitération d’un même motif mélodique tendant à façonner un univers immédiatement chaleureux et séduisant, évocateur de paysages imaginaires dessinés avec sensibilité. La complexité des enchaînements se veut discrète, la virtuosité d’écriture se dissimule derrière la musicalité et une linéarité narrative manifestes. Indéniablement, cette musique riche de mille détails raconte quelque chose, l’évocation – plutôt que la démonstration – y tient un rôle de premier plan. A l’instar de Max Richter ou Sylvain Chauveau, Peter Broderick opte pour une économie de moyens et une simplicité qui décuplent les possibilités d’affleurement de chaque instrument. Et lorsqu’il choisit de déployer une plus large palette de couleurs, c’est toujours à bon escient : l’apparition soudaine de la batterie sur “Broken Patterns” (par ailleurs absente sur les autres pièces), couplée au violon lors des dernières secondes du morceau, procure à ce moment précis une émotion intense procèdant d’une dramaturgie finement élaborée.

Dans une telle recherche musicale, qui met l’accent sur l’affect plutôt que la distanciation cérébrale, verser dans la mièvrerie ou la plate illustration est une menace certaine. Là encore, Peter Broderick ménage ses effets et sait trouver des parades idoines lorsque ses morceaux cheminent dangereusement vers les pièges du sentimentalisme. Le recours à des sonorités électroniques s’avère de ce point de vue déterminant : sans créer une rupture de continuité, les touches modernistes ont le mérite de souvent venir perturber le déroulement par trop prévisible des pièces. L’exemple le plus frappant se trouve à la fin de “Something Has Changed”, sur lequel le piano et l’accordéon, conjointement associés, véhiculent un romantisme proche de l’emphase mais se trouvent toutefois, avant même d’avoir fait complètement basculer le morceau, éclipsés par des bips vintage qui coupent court à tout excès de pathos. Sur “Floating/Sinking”, c’est le caractère descriptif des sonorités synthétiques et de bruits préenregistrés (pas, oiseaux) qui est retenu : en introduction du morceau, sur fond de notes de piano égrenées avec parcimonie, elles posent moins des repères concrets qu’elles ne font dériver l’imaginaire en figurant de délicates bordures depuis lesquelles sauter.

Sur la pièce la plus longue de Float, “Stopping On The Brodway”, une mystérieuse bourrasque ambient vient au bout de deux minutes contrarier la ligne pure du violon et du piano, masse informe qui charrie un banjo atemporel et semble faire remonter à la surface des cinq minutes restantes du morceau les strates sonores d’un passé enfoui. Trouble mélancolie qui se nourrit, comme chez Richter, de ruines et de brumes. Plutôt qu’une énième B.O. sans images, Float accumule une matière musicale épurée et intense, souvent perçue telle une suite de souvenirs rémanents, des instants flottants aux contours flous. Le morceau chanté “Another Glacier” le figure encore à merveille : cette ballade pop se clôt abruptement, à la manière de “Something Has Changed” évoqué plus haut, comme pour laisser un sentiment d’inachevé, comme si elle était le fragment issu d’un tout que l’on devine sans entièrement l’appréhender, la partie visible d’un iceberg à imaginer – ou à rêver. Art de la dérobade qui sait séduire l’auditeur pour mieux lui échapper le moment opportun. Une approche singulière qui trouvera prochainement à s’affirmer dans un autre contexte, puisque Peter Broderick annonce déjà pour la fin de l’année un nouvel album centré autour de sa voix et d’une guitare acoustique. De quoi nous faire brûler d’impatience.

– La page MySpace de Peter Broderick

– Le site de Type Recordings