Il est aisé de comprendre pourquoi ces images, tragiques, ont attendu 15 ans avant d’être dévoilées. En 1992, Henri-Jean Debon, réalisateur fétiche de Noir Désir, part seul à Londres à la rencontre du mythique chanteur/poète du Gun Club, Jeffrey Lee Pierce. Le Français y trouve son héros au fond du trou. Dans un état de santé physique et mentale inquiétant, l’âme écorchée n’a plus que quatre ans à vivre – mais bien sûr il ne le sait pas. L’Américain (qui traverse une période Marlon Brando post Apocalypse Now) vit sans un sou, abandonné par son label, et pour couronner le tout, est pris sous un triangle amoureux dévastateur : sa petite amie vient de le quitter pour son batteur dont elle attend un enfant, et sa colocataire avec qui il entretient une liaison, a elle aussi plié bagages. Alternant les allers-retours entre le pub du quartier et son appartement, le leader du Gun Club ne regarde plus l’avenir et ressasse toute la journée ses déboires sentimentaux auprès de ses proches (on croise notamment sa mère, son guitariste Cypress Grove et Nick Cave). Lors d’une scène hallucinante dans sa chambre, il brandit son sabre japonais pour désigner des objets, et c’est ainsi qu’il a montré à sa petite amie ce qu’elle pouvait emporter. La camera Super 8 de Henri-Jean Debon se fait confidente, sans forcer le trait elle ne fait qu’accompagner sobrement l’homme anéanti. Mais en aparté, lorsque le musicien prend sa guitare pour rendre hommage à Son House et quelques autres fantômes du Delta, la voix est intacte et incroyablement haut perchée, proprement déchirante. Une lumière s’infiltre. Pour ses instants miraculeux, Hardtimes Killin’ Floor Blues pulvérise tous les concerts à emporter de la terre… C’est aussi le titre d’une chanson de Skip James que « Ramblin » Jeffrey Lee Pierce reprendra la même année sur son second album solo, constitué de reprises blues. Ces démons qu’il chantait, Pierce les avaient côtoyés de son vivant.

– Le site des Éditions Choses Vues