Par on ne sait quel sortilège, le deuxième album de Shara Worden aura finalement mis deux ans à sortir alors qu’il fut enregistré dans la foulée de Bring Me The Workhorse (2006), ce premier disque ébouriffant qui ne savait plus où donner de la tête, tenté par les brûlures du rock pour aussitôt aller se frotter à des cordes élégantes. Pourtant, on ne peut taxer son Pygmalion Sufjan Stevens de manquer de courage quand il s’agit d’éditer les disques de ses protégés sur son label. On misera donc sur une volonté de faire durer le plaisir, laisser à l’auditeur le temps de faire complètement le tour de ce premier effort (si tant est que cela soit possible), avant d’en livrer la suite.
Avec le recul, cette attente est largement récompensée par l’écoute incessante de A Thousand Shark’s Teeth tant on y retrouve les mêmes ingrédients mais présentés sous une couleur plus so(m)bre. Non pas que les ambitieux arrangements de cordes aient été revus à la baisse. Au contraire, les violons et autres violoncelles se taillent même la part du lion. Il s’agirait plutôt de la façon d’associer cette armée de spectres avançant comme un seul homme à la voix virevoltante et inlassable de la brune chanteuse.
Si on retrouve, sur ce que l’on peut considérer comme le deuxième volet d’un formidable projet initial, la même propension à lier lyrisme impérial et énergie rock viscérale, A Thousand Shark’s Teeth se distingue de son glorieux aîné par une volonté affirmée de creuser un sillon plus cérébral, entendons par là d’explorer un peu plus l’âme en délaissant un tant soit peu les cellules musculaires, pour élaborer une musique exploratrice et inquiétante, majestueuse et opaque. Shara Worden ne se laisse pas facilement approcher, dressant entre l’auditeur et elle un mur d’orties derrière lequel on devine une mise à nu à la fois douloureuse et indispensable. À l’intrus de se frayer un chemin, esquivant les ornières et échappant à des minotaures enchaînés et affamés.
Il faut dire qu’entre “Inside a Boy”, brûlot rock introductif (en guise de trait d’union entre les deux faces du projet) et le point final “The Brightest Diamond”, la chanteuse aura entraîné les plus téméraires dans des contrées hostiles et tout aussi fascinantes, dans un crescendo proprement sidérant, alternant moments d’accalmie et coups de tonnerre dévastateurs. Qu’il s’agisse de la très björkienne “Ice and Storm” ou des nuages noirs guitaristiques à la fin de la superbe “To Pluto’s Moon”, en passant par la voix perdue au milieu d’un orchestre en pleine déréliction de “Black and Costaud”, un moment très fort du disque, sans oublier la bleuette charmante et un peu paumée “If I were Queen”, Miss Worden passe par tous les états d’âme entre la mélancolie désabusée et la détresse la plus totale. Tout en affichant une morgue incandescente qui finit par la propulser à la tête de son armée fantomatique, cette même armée qui voulait l’engloutir. Non contente de s’en sortir la tête haute, elle préfère délaisser le monde des vivants pour diriger ce tout nouvel empire à même de la protéger de tous les outrages puisqu’elle en fait désormais partie.
De ce point de vue, elle use de sa voix avec une classe folle, évoquant bien plus la libération de soi comme la transcende la diva Lisa Gerrard plutôt qu’un romantisme primal et néanmoins redoutable à la Jeff Buckley – auquel on la compare souvent, ce qui techniquement est loin d’être une hérésie, mais techniquement seulement tant les émotions transmises ici sont à l’opposé de celles qui habitaient le disparu.
Entre les deux extrêmes que sont les envolées walkyriennes et les berceuses chantées du bout des lèvres, Shara Worden évolue avec une aisance stupéfiante dans une palette vocale qui semble infinie, explosant en gerbe de feu ici, brillant par sa pudeur là, et entretemps se jetant à corps perdu dans une joute avec l’ensemble de cordes ou le cliquetis des percussions. Quand il ne s’agit pas de se la jouer versatile au moment de fondre sur les six-cordes égarées dans cet univers qui n’en est plus un. Et le tout sans jamais en rajouter, sans jamais surjouer. Shara Worden est naturelle, et c’est ce qui la rend à la fois si inquiétante et passionnante.
De ces aventures dont on revient rarement, sans jamais penser à s’en plaindre, d’ailleurs.
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