Patti Smith, icône intemporelle du rock américain, s’est associée au talentueux et non moins torturé Kevin Shields, pour réaliser un double album expérimental où la poésie se voile dans les vapeurs du spleen.


Le projet intrigue forcément. La rencontre de Patti Smith, silhouette élégamment androgyne, chanteuse inspirée et artiste sans concession, avec le guitariste le plus inventif de sa génération : voilà qui attise toutes les curiosités!

Comme on pouvait s’y attendre, ce double album est, à l’image de leurs géniteurs, hors du commun. C’est un double live issu de deux performances scéniques enregistrées au Queen Elizabeth Hall de Londres en 2005 et 2006. Patti Smith y déclame un long poème, particulièrement rythmé et vivant, écrit en mémoire de son ami le photographe Robert Mapplethorpe, mort du sida en 1989, sur les ambiances sonores hautement évocatrices que Kevin Shields, petit génie de feu My Bloody Valentine, parvient à rendre palpables à coups de nappes de guitares. Par ailleurs, The Coral Sea n’est pas de ces live, où la performance scénique débridée le dispute aux extravagances vocales. Concis, sobre, épuré jusqu’à l’obsession, c’est toute la pudeur d’une douleur indicible qui transparaît ici, mise en mots et en musique dans un silence religieux. Et l’on peut comprendre, devant la mélancolie vibrante qui émane de ces mots, que Patti Smith ait dû trouver un courage immense pour soutenir cette lecture habitée en public. Elle précise d’ailleurs à l’intérieur du disque que «Kevin Shields a su [lui] fournir un paysage universel dans lequel elle a pu explorer les émotions qui l’ont amenée à écrire [une telle pièce]».

Cet album a beau s’intituler The Coral Sea, et appeler, en pensée, les ribambelles de poissons chatoyants se frayant un passage au milieu des coraux exotiques, il n’en est pas moins définitivement noir, et ce à plusieurs égards. Noir par le propos tout d’abord : il y est question de la mémoire d’un mort, et Patti Smith use de plusieurs métaphores : voyage, naufrage, mer énorme qui aspire, étouffe ou simplement porte ses « enfants », dans autant de fresques inspirées par les visions fertiles de son imagination et les mythes immémoriaux de nos cultures occidentales. Loin d’un pessimisme abrupt, elle n’oublie pas cependant d’évoquer régulièrement une forme de renaissance, cette beauté nouvelle et fascinante, éclairée par une lecture assez mystique à la manière d’un Nick Cave. Noir par la restriction volontaire des moyens ensuite, sorte de huis clos angoissant avec la verve intarissable de Patti Smith et les rugissements assourdis d’une guitare, devant un public visiblement médusé, presque absent – seuls les applaudissements discrets en début et fin de set nous rappellent en effet les conditions d’enregistrement. Le travail de Kevin Shields est à ce propos remarquable de précision : la prise de son est exceptionnellement claire, alors que les effets sonores traduisent autant de démultiplications, échos, courbes fractales qui évoquent tantôt un moteur vrombissant, un orgue funèbre ou un doux murmure qui contraste avec les envolées oratoires de Patti Smith. Celle-ci se fait alors poète, prêche, archange bavard au regard distancié. L’enchaînement ininterrompu des pistes va vite transformer le texte en longue litanie aux échos hypnotiques, un peu comme le spleen s’étiole dans des vapeurs d’alcool. Dans une transe qui doit autant au chagrin qu’à l’espoir retrouvé, Patti Smith nous convie à une ascension mystique, portée par la fougue de certains passages et la distorsion libératrice qui éclate en fin de set, jusqu’à l’étourdissement.

Néanmoins, le parti pris de faire un double album ne convainc pas tout à fait. Peu de différences audibles entre les deux versions, si ce n’est le ton plus grave et la diction souvent plus empesée sur le disque 2. Et le découpage en quatre pistes au lieu de six n’apporte rien, du fait de l’enchaînement des titres. Bien sûr, la dimension éphémère et aléatoire des effets rajoutés constamment par Kevin Shields doit bien produire quelques variations infinitésimales, et c’est peut-être ce qui intéressait le duo : la beauté de l’instant fugace, toujours renouvelé, comme mise en abyme du cycle de la vie, malgré tout. Il n’en reste pas moins que l’écoute enchaînée des deux disques est, au sens fort, une épreuve pour l’auditeur : une élégie moderne aussi entêtante que troublante.