Ce n’est qu’après leur disparition que l’on constate combien certains groupes sont essentiels. Sixteen Horsepower est de ceux-là, porteur d’un message pas toujours accessible, mais artisan d’une musique rageuse puisant son énergie brute dans les racines les plus profondes de ce jeune pays que sont les États-Unis. Un nouveau disque live, Live March 2001, témoigne admirablement de cette force en marche, et nous rappelle combien leur absence nous pèse aujourd’hui. Horace McCoy aurait adoré.
On doit l’avouer, les disques de groupes/artistes que l’on a chéris à leur naissance et qui ont cessé de truster notre platine dès leur séparation/disparition croulent dans notre discothèque. Pourtant, on sait bien qu’un jour ou l’autre on y reviendra, religieusement peut-être même, avant de les transmettre. Et non, rien à faire, le temps file, les nouveautés pleuvent, les révolutions musicales s’inscrivent sur la durée et on ne veut en manquer aucune miette, au détriment de nos gloires passées. Sixteen Horsepower est typiquement l’un de ces groupes. Pourtant, nombreuses sont les soirées où, dans la deuxième moitié des années 90, l’on a tenté d’imiter les hululements de David Eugene Edwards, ou les heures à chercher à saisir pourquoi une musique aussi empreinte de mysticisme nous fascinait avec autant d’intensité. Et par dessus tout on a tremblé, pleuré à chaque fois que nos routes se sont croisées dans des salles de concerts de plus en plus petites et bizarrement de moins en moins vides. Triste sort. Ces souvenirs intacts étaient juste enfouis sous des tonnes d’informations plus ou moins pérennes, et ne demandaient qu’à resurgir. L’occasion leur en est aujourd’hui donnée avec la parution de ce concert enregistré en 2001 en Belgique. Inutile de préciser que l’on saute dessus comme le Diable sur une vierge égarée dans un port miteux.
S’il s’agit déjà du quatrième disque live (troisième posthume) de 16HP en comptant celui en DVD (le blanc pour les initiés) et en excluant l’autre DVD (le bleu, qui ne contient que quelques extraits seulement, appuyant un documentaire sur le groupe), Live March 2001 est probablement le plus brut et celui ravivant le mieux la flamme qui habitait 16HP, fascinant trio emmené par un prêcheur qui luttait contre la pire des brebis égarées, lui-même. La jaquette est parlante, montrant un cheval que l’on devine superbe et apeuré, jetant ses dernières forces dans une lutte sans merci avec une tempête de neige : car 16HP, c’était effectivement un splendide pur-sang qui s’est fracassé sur un déluge d’indifférence. Il serait mensonger d’affirmer que le groupe de Denver n’a pas eu de succès, mais celui-ci s’est surtout concentré en France et en Belgique, grâce à une poignée de fans irréductibles et fidèles, globalement tous emmenés là en suivant le regard de Noir Désir (c’est le groupe bordelais qui permit leurs premiers pas scéniques dans l’hexagone, en ouverture de la tournée 666.667 Club, en 1997). À domicile, en revanche, leurs contemporains sont restés sourds aux violentes remises en question que le trio assénait, en tordant pourtant magnifiquement l’un des composants essentiels de la culture et de la courte histoire nord-américaine, la country.
Le décor est planté, ne reste plus qu’à savourer. 2001 était l’année de publication de leur troisième LP, Secret South. Ce fut aussi l’année du début de la descente aux enfers, d’abord internes (des dissensions se font sentir au sein du groupe), et surtout commerciaux (on ne parle même pas de Folklore qui, en 2002, fut purement et simplement ignoré d’à peu près tout le monde, mouton noir perturbant d’une discographie parfaite, offrant un regard étrange et passionnant sur ce qui fit l’essence de ce groupe, et préfigurant les pas de côté — mise en son de chorégraphies notamment — signés Wovenhand, l’expérience solo de David E. Edwards née sur les cendres de son groupe). Si Sackloth’n’Ashes avait constitué une jolie surprise en 1996 et l’immense Low Estate avait fini d’asseoir la réputation du groupe l’année suivante, Secret South est sorti de façon quasi confidentielle sur un plan médiatique. Les modes vont vite, le nouveau siècle avait commencé, plus de place pour la musique des ancêtres, même distordue. Pourtant, ce disque mal aimé est une pure merveille qui vieillit au moins aussi bien que ses deux illustres prédécesseurs. C’est même probablement celui qui figure le mieux le syncrétisme entre la brutalité post-punk du diptyque Gun Club/Violent Femmes, si cher au groupe du Colorado, et la culture redneck dans tout ce qu’elle a de plus ancestral et religieux. Sans posséder de « tube » (un terme qui sied définitivement mal à cette musique), Secret South lacère un peu plus les racines du groupe, laissant notamment la part belle au banjo — dont David E. Edwards est un immense joueur, il est bon de le rappeler — et aux rythmiques cavalières. Soit l’exact mix entre la country droguée de Sackloth’n’Ashes et le rock plus citadin (et non pas urbain) de Low Estate.
Si, lors de ce concert, le groupe reprend quasi intégralement le troisième album, il n’en délaisse pas pour autant le premier, régulièrement convoqué lorsqu’il s’agit de creuser un peu plus profond la tombe qui s’ouvre sous les pieds des spectateurs visiblement transportés. Quant à Low Estate, il est revisité sur les deux reprises de son édition française, “Fire Spirit” de Gun Club et “Partisan” de Leonard Cohen, toutes deux initialement enregistrées avec Bertrand Cantat, ainsi que sur l’incontournable “Phyllis Ruth” et la bombe “Dead Run” qui fut écartée lors de la réédition précitée. Live March 2001 offre donc un large panel des capacités volcaniques de 16HP, rappelant surtout combien le groupe était phénoménal sur scène. Signalons en outre une reprise boueuse de “24 Hours” de Joy Division qui en dit long sur l’ouverture d’esprit du groupe.
En dépit de la position assise du charismatique leader (on parlait à l’époque d’une maladie qui lui interdisait la station debout, rumeur confortée par la blancheur cadavérique et la maigreur stupéfiante du bonhomme), le trio (quatuor ici, avec Steven Taylor en appui) construisait patiemment sa musique, balançant ses coups de semonce comme autant de coups de pinceaux chargés de couvrir de noir une toile invisible tendue entre le public et la scène. Les lourdes rodomontades de la basse ou de la contrebasse de Pascal Humbert, la batterie perfide, tantôt à l’affût, tantôt ravageuse de Jean-Yves Tola, et surtout la guitare carnassière ou le banjo mortifère, quand ce n’était pas le bandonéon maladif d’Edwards, soit autant d’éléments qui déplaçaient avec force une Pangée organique et indocile sur laquelle s’épanchait la voix habitée du chanteur. Les concerts de 16HP étaient d’étranges messes noires où il était autorisé (voire obligatoire) de livrer son âme au diable, de vouer aux gémonies ses petites habitudes rassurantes pour se concentrer tout entier à habiter son corps, lui-même happé par la force tellurique de la musique qui se déversait devant lui.
De tout ceci, ce Live March 2001 rend parfaitement compte (sans aucun artifice sur le traitement du son, ce que devrait être tout disque live digne de ce nom), surtout pour l’auditeur qui aura vécu, au moins une fois, un concert de 16HP. Bien plus puissant que Hoarse (massacré par une captation en dessous de tout), aussi explosif mais outrageusement plus saignant que Olden (qui revient brillamment sur les débuts scéniques du groupe), et contrepoids violent du DVD Live, ce témoignage est déjà un incunable pour les fidèles de la première heure, mais s’avère tout autant une porte d’entrée renversante pour ceux qui auraient la chance de découvrir aujourd’hui ce groupe hors normes que fut Sixteen Horsepower. Immense.
– Leur site officiel en veille depuis novembre 2007