Le nouvel album des Islandais est une traversée des émotions humaines, trop humaines, perpétuant et accomplissant nos élans métaphysiques. Un disque odyssée.
Með suð Ã eyrum við spilum endalaust est déjà le sixième album de Sigur Rós depuis Von en 1997. Islandais, ils ont creusé les sillons d’une musique de l’insularité en laquelle s’expriment l’isolement, l’exil, le lointain d’une terre que la mer éloigne de tout et de tous, aplanissant et approfondissant l’horizon à l’infini jusqu’à abolir toute verticalité, jusqu’à interdire toute transcendance. En onze ans, chaque disque de Sigur Rós est apparu ainsi comme une invocation, une litanie insistante, une prière lancée au devant du vide, entre le ciel et la mer. Harmonieuse plutôt que mélodique, la musique entremêle les instruments à cordes, rompant violemment leur calme étal et leur fragilité cristalline par des vagues de guitares soudaines et abruptes. Paraissant parfois être l’oeuvre de bricolage et d’agencements composites, n’utilisant la voix qu’en tant que vocalises, inventant même une langue circulaire et insensée, l’oeuvre de Sigur Rós est une élégie laconique, une complainte pleine de stupeur. Lentement, néanmoins, l’île s’est faite continent et si la froidure persiste, nous sommes nombreux désormais à sentir notre solitude enveloppée par ces compositions sidérantes.
Un mouvement paradoxal hante ce nouvel album opposant au caractère loquace du titre la trajectoire opposée et inéluctable du disque comme cheminement vers l’épure, le gracieux, le gracile, une lente et évidente propension au mutisme. Með suð Ã eyrum við spilum endalaust est ainsi structuré par le jeu dialectique de la voix contre le silence, par un envahissement inexorable des notes étirées, une dilution du sens et l’hypertrophie de sons mouvants comme des ondes limpides, une usure de la signification et une cérémonie de l’ineffable. Puis le silence.
D’emblée et étonnamment “Gobbledigook” s’avère mélodique et tonitruant, emporté par le roulis des cordes pincées, par l’entremêlement des choeurs et du chant. Scandé comme une marche énergique et joyeuse, ce premier titre s’impose comme une exhortation à courir par monts et par vaux, une invitation à une ballade bucolique et lumineuse.
S’ensuit “Innà Mér Syngur Vitleysingur” qui s’ouvre littéralement en fanfare, tous les instruments figurant le mouvement et le timbre d’allitérations et d’assonances, les notes semblant alors imiter le langage, en être composées, constituées, et entretenir avec nous comme un dialogue à demi-mots. La musique est alors du bruit qui parle. De même, “Við spilum endalaus” intensifie ce mouvement enjoué et fredonnant, ce rythme tourbillonnant et emporté : jamais Sigur Rós n’avait été si proche de nous faire danser.
Insensiblement pourtant les compositions tendent à évider la parole, à l’écarter, à l’esseuler. “Festival” substitue à la précipitation radieuse, épanouie et collective une mélopée alanguie que viennent interrompre, inattendue, des voix lointaines accompagnées par une orchestration dynamique et foisonnante mais éphémère. Le crescendo de “Ara Batur” dont le piano accompagne un chant monotone trouve ainsi son apothéose dans la collusion des cordes et paraît se donner véritablement comme une musique de messe où la voix n’est plus qu’un fil ténu et évanescent.
Chaque titre alors, incoerciblement, voit le chant s’érailler, se faire dissonant, presque atonal, comme une tendance vers la hauteur qui ignore les harmonies, comme une tension vers la transcendance, vers un lointain exigeant.
Cette pente vers le silence, cette perte de la parole, cette tendance à l’austérité, à l’atténuation, voire à l’effacement traverse progressivement chacun des morceaux jusqu’à pénétrer toutes les orchestrations toujours davantage minimales, les instruments, rares, se laissant mourir en des accords flottants et aériens (“Fljotavik”).
Achevant le disque avec “Allright” le chant n’est plus sens mais seulement signal, trace, tracé, sémaphore, comme l’expression du fond le plus secret de l’âme humaine, comme persistance à être, comme figure tragique d’une humanité saisie. La musique, c’est alors du bruit qui sanglote.
Með suð Ã eyrum við spilum endalaust s’avère être un album qu’envahit une inéluctable aphasie, une aphonie manifestant la beauté essentielle de l’indicible. Aussi effrayant qu’il soit, le silence éternel de ces espaces infinis maintenant paraîtra apaisé et serein. La musique sera désormais du bruit qui sait se taire.
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– Lire également notre chronique () (2002)