Chronique du dernier album de E.S.T. sous la forme de trois questions/réponses que n’auront pas manqué de soulever sa sortie posthume, suite au décès de son leader et pianiste Esbjörn Svensson.


1. Un album testamentaire ? D’aucuns n’auront pas manqué, relayant non sans paresse une campagne publicitaire affligeante, de voir en Leucocyte un album testamentaire. Ce qu’il n’est évidemment pas. Rappelons qu’un testament implique la notion d’attestation (écrite le cas échéant), découle d’une volonté assumée, sinon délibérée, de disposer de tout ou partie de ses biens, le plus souvent à l’orée d’une vie que l’on imagine finissante. Comment ne pas sérieusement douter qu’un legs de cet ordre soit à l’origine des onze morceaux du onzième album studio de E.S.T. ? Cela à l’instar de l’hypothèse, tout aussi obscène, que puisse figurer ici ou là, en filigrane, un dialogue avec la mort avant-coureur, quand la musique entendue porte bien plutôt à entendre le contraire : régénérée, tournée vers l’avenir, elle se veut une (re)naissance, telles que le suggèrent sans ambiguïté les sonorités aqueuses privilégiées sur la plupart des titres (notamment de piano), qui ne sont pas sans évoquer un univers intra-utérin perçu à travers une membrane. Tout porte à croire que l’enregistrement de Leucocyte contient en germe le désir vivace d’un renouveau salutaire, celui souhaité par une formation manifestement parvenue au bout d’un cycle créatif et bien consciente que le vrai danger qui la guettait était la redite, voire tout bonnement elle-même.
Pas de crépuscule des braves où méditer sur sa propre finitude à l’aune d’une mort annoncée, donc, mais une aube chimérique riche en promesses et, aussi, en inquiétudes, comme peuvent l’être les nouveaux départs vers l’inconnu. Que le décès accidentel du pianiste Esbjörn Svensson (survenu le 14 juin dernier, à 44 ans, alors qu’il pratiquait la plongée sous-marine) ait modifié la perception de ce nouvel album et rende de surcroît son écoute particulièrement émouvante, voilà une chose certaine, mais que l’empathie émotionnelle occasionnée serve un propos post-mortem biaisé et des interprétations un tant soit peu racoleuses, en est une autre, difficilement acceptable.

2. Un trio rock ? À mesure que E.S.T. a agrandi son auditoire depuis When Everyone Has Gone (1993), touchant un peu plus à chaque nouvelle sortie les franges de l’indie rock, le trio semble avoir perdu quelques-uns de ses jazzfans de le première heure. Pire, sa popularité croissante est devenue suspecte aux yeux de certains, comme l’est presque systématiquement celle des formations capables d’attirer à elles un large public — pas exclusivement jazz s’entend. Sans opérer de rupture radicale, Leucocyte poursuit ainsi, en l’accélérant nettement, une mue que le trio a entamée depuis plusieurs années (avec Strange Place For Snow, sorti en 2002, comme jalon décisif), encore plus flagrante et exaltante sur scène. Enregistré en deux jours à Sydney, pendant une tournée australienne, puis mixé avec méticulosité en Suède, le disque combine une approche à la fois spontanée (les plages découlent pour la première fois de séances d’improvisation totale) et réfléchie (le soin en aval apporté à la mise en son par Ã…ke Linton, quatrième membre à part entière du groupe, s’avère encore plus déterminant et consubstantiel à l’oeuvre que par le passé). Manière de combiner la liberté du jazz à la dynamique binaire et les recherches sonores du rock au sens large. Le second allant jusqu’à phagocyter le premier, comme semblent l’indiquer les deux mouvements de “Premonition” : lentement le morceau mute en effet, sur plus de vingt minutes, vers des paysages sonores indéterminés et hybrides, intégrant dans son cheminement rythmique ascensionnel des éléments épars et des effets parasites (distorsions, ajouts électroniques, reverb), pour s’achever au son d’une batterie martelée avec vigueur. Les idiomes du jazz butent ici sur une appréhension du tempo, de la durée et de l’espace (dilatation structurelle, absence de chorus, progressions harmoniques en fondu) qui questionne moins ses limites formelles qu’elle ne les efface.
Si le quatrième morceau de Leucocyte s’intitule « Jazz », sans doute faut-il voir dans cet énoncé sommaire les fondamentaux bebop, sinon les restes d’une musique réduite à sa plus simple expression, sorte d’assise esthétique vouée à changer de forme au gré de perturbations instrumentales et électroniques provoquées. À moins que ne se joue pour le jazz, dans l’ingestion des débris de rock ou de pop, et pour filer une interprétation à laquelle nous invite volontiers le titre du disque, une lutte contre les dangers de sa propre disparition. Le morceau éponyme nous éclaire en ce sens : empruntant largement au post-rock, et un peu à l’ambient, il redessine l’art du trio, comme rarement auparavant. La contrebasse de Dan Berglund se transforme ainsi en guitare électrique incisive, au diapason la batterie de Magnus Öström se fait tonitruante, pulsatile, puis disparaît au profit de triturages sonores (y compris vocaux), tandis que le piano de Svensson, d’abord vindicatif, tend par la suite à épouser des courbes de plus en plus minimalistes, égrenant des notes au fil d’une progression mélodique fluide et sensible. Le tout entrecoupé de stases silencieuses. Et le jazz d’en perdre le Nord.

3. Le meilleur album de E.S.T. ? Probablement. Le plus cohérent et visionnaire. Ce malgré certains défauts récurrents chez la formation suédoise. Dont, notamment, une propension à la joliesse mélodique et une utilisation parfois décorative de l’électronique, comme sur « Still », où sa présence envahissante ne semble conjuguée à aucune nécessité ni pertinence lors de la première moitié du morceau (avant que ne se détache la ligne de piano). On observe, certes, un mouvement du (relatif) chaos vers l’épure, mais l’originalité de l’esthétique ainsi déployée n’est pas flagrante, surtout au regard d’artistes electro comme The Field ou Murcof, adeptes également de mélancolie cotonneuse, de sonorités aquatiques et de couches sonores superposées.
La réussite de Leucocyte est plutôt à chercher du côté des deux morceaux déjà évoqués (« Premonition » et « Leucocyte »), conçus comme de longues suites qui viennent rompre le schéma de « chanson instrumentale » dans lequel s’était quelque peu enfermé un trio de plus en plus stéréotypé. Déjouant les attentes et tissant de complexes écheveaux de sons au sein d’architectures ouvertes, plus sombres et tourmentées que romantiques, E.S.T. vogue, entre tension et relâchement, dans des eaux incertaines, tantôt boueuses, tantôt limpides, bien loin de toute virtuosité factice. Hors des sentiers qu’il a lui-même battus, le trio trace une voie nouvelle que le seul jazz ne peut plus alors circonscrire. Et si des échos de Miles Davis, Sun Ra ou Radiohead se font entendre, ils demeurent à l’état de miroitements sonores, de reflets vacillants qui enrichissent la singularité bien réelle du groupe et de sa musique au lieu de l’amoindrir. Gageons que, dans leur sillon, d’autres musiciens sauront dorénavant s’en souvenir.

– Le site de E.S.T.

– La page MySpace de E.S.T.