Quand la musique revient à l’une de ses fonctions les plus oubliées, l’écoute simple, elle prend des formes que l’on n’a perdu l’habitude d’entendre. Fordlandia peut alors se prendre comme un disque initiatique autant qu’un moyen d’arrêter le temps qui court décidément trop vite.


Fordlandia, de Jóhann Jóhannsson, est le deuxième volet d’une trilogie dédiée à l’association entre technologie et machines américaines. Au-delà, il s’agit du mariage féérique entre un orchestre classique (de Prague en l’occurrence) et la musique électronique. Et son origine n’en est que moins surprenante. Le pays de Björk ou Sigur Rós semble en effet, sous le sol gelé, regorger d’un terreau hyper-riche ayant la propriété de désinhiber les artistes, les pousser à décloisonner les modes d’expression artistique. Lui-même a fait partie de nombreux collectifs — notamment Apparat Organ Quartet — mus par une énergie insatiable, toute entière dédiée à la recherche de nouveaux langages, de nouveaux concepts, de nouvelles pistes. Mais ici c’est seul qu’il officie pour ce quatrième véritable album.

Si sur le papier l’association musique classique et électronique n’est pas née d’hier, elle n’a pas toujours donné naissance à d’aussi captivants résultats. Fordlandia est un long disque, qui prend son temps, laissant à chaque mouvement le temps de s’installer. Chaque respiration semble se concentrer avant de prendre son élan, chaque instrument suit sa route, pour donner un flot de trajectoires apparemment erratiques qui toutes tendent vers le sommet d’une musique tellurique autant que pluvieuse. En chemin, les harmonies croisent des flûtes qui animent des pauses bienvenues — les interludes “melodia” i à iv. Mais c’est quand elles accueillent dans leur migration un choeur fantômatique, sur “The great God Pan is dead”, qu’elles expriment toute la grâce qu’elles dissimulaient à peine jusque-là, une grâce faite de peu et qui envahit pourtant tout l’espace que le musicien leur octroie. On peine à croire que l’électronique a contribué à l’élaboration d’une telle musique tant les émotions les plus intimes sont conviées ici — on pensait ces séquelles uniquement dédiées à des orchestres classiques seuls. Pourtant, l’Islandais la manie avec finesse et intelligence, et ouvre ainsi un palais dans lequel l’auditeur n’a plus qu’à se laisser glisser.

4AD est le label idoine pour promouvoir un tel disque, défricheur, largement ouvert aux expérimentateurs dotés d’une veine artistique exceptionnelle (Max Richter, Dead Can Dance), et offrant régulièrement des disques qui s’écoutent, au calme, sans autre distraction. Dès lors, Jóhann Jóhannsson y trouve un toit parfait pour laisser libre cours à ses prouesses technologiques. Car au-delà, son propos formel est largement dépassé par l’émotion suscitée par sa propre musique, en cela qu’elle tend un miroir à l’auditeur, lui donnant à voir ses fantasmes les plus intimes, ses rêves enfouis les plus insensés, et lui donnant le courage de les prendre à bras le corps. Jóhann Jóhannsson n’est donc plus un simple artiste, aussi talentueux soit-il, il devient un prescripteur d’émotions inconnues, aussitôt adoptées par celui qui veut bien les recevoir. Un disque à contre-courant, un rêve éveillé, un grand oeuvre. Derrière ses lignes harmoniques répétitives seulement développées, Fordlandia est un bijou introspectif, un langage, un monde nouveau qu’il convient d’aborder sereinement pour mieux se laisser guider en son sein. Un disque vital, en somme.

– Son MySpace