À la fois un hommage au cinéaste Karel Doing et un prolongement de son oeuvre sous la forme d’un voyage sonore fascinant, ces nouvelles visions musicales de Pierre Bastien enchantent l’esprit.


D’un côté, le cinéaste hollandais Karel Doing, auteur de documentaires, de films expérimentaux, d’installations optiques et de performances ; de l’autre, le musicien et compositeur français Pierre Bastien, inventeur invétéré d’orchestres mécaniques. Ces deux-là se connaissent bien, se sont rencontrés à Rotterdam à la fin des années 1980 et ont depuis travaillé ensemble sur divers projets audio-visuels. Deux oeuvres témoignent notamment de leur féconde union artistique : le CD-Rom interactif Neuf Jouets Optiques (2000) — soit neuf propositions sonores et visuelles destinées à être montées par l’utilisateur — et le film/performance sound Four Eyes (2002) — dans lequel constructions mécanicomusicales et cinéma originel anarratif rejouent/déroulent de concert les perceptions sensorielles enfouies en tout un chacun. Conçu comme un hommage du second au premier, Visions of Doing regroupe quelques unes des pièces enregistrées en studio ou en live dans le cadre de performances. Des morceaux composés spécialement pour le cinéaste et intégrés ensuite à ses oeuvres, mais, aussi, des propositions musicales (“Bubblin’”, “The Thermodynamic Orchestra”) qui ont inspiré à Karel le développement a posteriori de ses jouets optiques.

Fruit d’une étroite collaboration sur plusieurs années, Visions of Doing ne se résume toutefois pas à une compilation paresseuse, sorte de best of à déposer sous le sapin de Noël. L’album, très accessible et sans doute une des meilleures portes d’entrée pour découvrir Pierre Bastien, peut en effet très bien s’écouter sans que l’auditeur ait pris soin auparavant de se renseigner sur la provenance exacte des morceaux. L’ensemble des plages forme un tout homogène où machines et instruments acoustiques élaborent un environnement imaginaire volontiers onirique, succession d’images flottantes suspendues au fil de micro-évènements sonores. On comprend d’ailleurs rapidement en quoi la musique de Pierre Bastien peut soutenir les plans d’un film : un mouvement indicible la parcourt et active aussitôt une série d’images fugaces qui, littéralement, font voir, à travers tout un jeu de perceptions savamment agencées.

De proche en proche, la mélodie — du bonheur — chemine ainsi avec une simplicité déconcertante et génère quantité de visions enchanteresses. Dans “Visions of Shanghai”, dont le finale est emprunté à un traditionnel chinois, l’accumulation des sources sonores procède d’une géographie mentale qui projette l’auditeur au milieu d’un espace mystérieux et évocateur de terres asiatiques pour le moins poétiques. Les percussions répétitives, assorties de délicates touches de synthé et des notes d’une flûte égrenées avec parcimonie, l’énigmatique souffle grave surgissant au premier plan, les probables cymbales bientôt perçues dans le lointain et la ritournelle asiatique conclusive situent précisément la musique entendue, en même temps qu’elles lui confèrent un réel pouvoir d’étrangeté. A la fois en terrain (re)connu (explicitement désigné par le titre du morceau) et amené à constamment s’interroger sur la nature sonore de ce qu’il entend (chaque instrument se dévoile plus qu’il ne sonne vraiment), l’auditeur participe pleinement au processus musical, se fait un film dont il est le principal acteur.

On remarquera aussi l’importance accordée aux rythmes ou sonorités scandant le temps, une façon de s’accommoder de la durée qui n’est pas sans renvoyer au défilement du médium cinématographique. Le génial “Energy Energy”, construit autour de multiples sonorités pendulaires, en témoigne de façon remarquable. Emboîtement de rythmiques mécanisées et plus ou moins étouffées* sur fond de smooth trompette, ce morceau déroule une temporalité fluide et heurtée, spatialisée de telle sorte à nous faire imaginer les rouages sonores mis en branle. Avec ses bricolages musicaux, Pierre Bastien ambitionne modestement de saisir le mouvement du temps ou, pour le dire autrement, nous invite à percevoir les métamorphoses de l’instant où s’engouffre et se perd le présent — saisie dont le cinématographe se veut aussi le dépositaire. Quelque chose est là, contingent, fragile, fuit, revient, disparaît à nouveau, se fait et se défait dans le temps de l’écoute. Et nos oreilles de voir — ce temps qui passe.

*Dans le court-métrage éponyme de Karel Doing, joint ici à l’album en bonus, elles répondent à une série de found-foutage tirés de films pédagogique, industriel, éducatif ou promotionnel de la première partie du vingtième siècle présentant les pensées progressistes et le développement technologique de l’époque.

– Le site de Pierre Bastien

– Le site de Western Vinyl

Pour aller plus loin :

Trois disques sinon rien : Pierre Bastien